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1Les industries culturelles et artistiques se caractérisent par des écarts de rémunération et de réputation extrêmement importants. Pour quelques artistes auréolés, nombreux sont ceux qui survivent en marge du secteur dans des conditions d’existence précaires – une succession incertaine de contrats courts et infructueux. À ces inégalités de réussite, une tendance structurelle à la surproduction impose aux plus fragiles des environnements particulièrement compétitifs. Si la littérature académique a abondamment étudié le fonctionnement de ces filières et les carrières des personnes qui y œuvrent, elle s’est montrée moins prolixe pour analyser leur expérience de vie.

2Grâce à une enquête multisite (Paris, Brooklyn, San Francisco, Portland et Stockholm) auprès de musiciens indépendants, l’ouvrage de Jeremy Vachet, Fantasy, Neoliberalism and Precariousness : Coping Strategies in the Cultural Industries, analyse les conséquences psychologiques de la précarité et contribue ainsi à nourrir la littérature scientifique sur la vie des artistes ordinaires. Pour cela, il mobilise une approche transdisciplinaire, en faisant recours à la sociologie, la psychologie, l’économie politique et les cultural studies.

3Si les secteurs artistiques et culturels reposent sur des relations de compétition, au point que certains chercheurs les jugent consubstantielles à ces univers (Menger, 2009), les politiques néolibérales ont intensifié ce phénomène, favorisant une morale individualiste dans laquelle les personnes sont responsables de leurs choix, de leurs échecs et de leurs réussites – indépendamment des contraintes qui pèsent néanmoins sur elles. Cette pensée entrepreneuriale, qui valorise la flexibilité et l’initiative, justifiant le démantèlement des solidarités instituées au nom du « laissé faire » économique, entretient une proximité avec les représentations associées à la figure de l’artiste démiurge et héroïque (Kris & Kurz, 2010). Dès lors, les deux univers (l’entreprise et l’art), qui se pensent pourtant comme largement distincts, entretiennent des proximités symboliques et organisationnelles – comme l’avaient entre autres montré Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) dans leur analyse de la « cité par projet ». Un tel constat conduit l’auteur à interroger le caractère aliénant du travail créateur.

4Quand bien même, les univers artistiques sont associés à des rétributions psychologiques, notamment la promesse de « réalisation de soi », pour Jeremy Vachet, ils favorisent dans le même temps l’anxiété, le narcissisme et le besoin de reconnaissance. Pour y faire face, les individus doivent déployer des stratégies d’adaptation et des mécanismes de défense qui permettent notamment de préserver une estime de soi. L’exorcisme de ces souffrances passe ainsi par des comportements et des attitudes : délire de grandeur, fantasme, sentiment de toute-puissance, espoir, rationalisation, intellectualisation, déplacement, déni, détachement cynique et attitudes blasées. L’un des apports de cette recherche, consiste à prendre au sérieux ces traits de caractère que le monde social tend à valoriser comme des attributs propres aux artistes, inhérents à leur personne, pour les appréhender comme les conséquences d’un environnement économique et social contraint. Dès lors, ils s’apparentent à un mécanisme de défense contre le désenchantement, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, qui n’est plus seulement discursif, mais psychologique, inscrit dans un habitus, qui « incline à faire nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l’inévitable » (Bourdieu, 1980 : 90). Si ces stratégies d’adaptation constituent des outils puissants pour endurer la précarité, elles favorisent dans le même temps les comportements d’auto-exploitation par le maintien d’une activité intense, économiquement peu rentable et mentalement éprouvante. Dans ce contexte, l’auteur montre comment l’assurance tranquille, la performance du « cool », constitue un enjeu de représentation important – témoignant d’une potentielle réussite sociale. Une attitude à laquelle tentent donc de se conformer les musiciens. Spécifiques aux mondes de l’art, ces comportements s’avèrent difficilement transposables à d’autres univers professionnels. À ce titre, ils pourraient être qualifiés de « barrière à la sortie », complexifiant ainsi les reconversions professionnelles.

5En osant croiser des perspectives et des traditions disciplinaires, le travail de Jérémy Vachet permet d’appréhender la manière dont la précarité affecte tous les aspects de la vie. Sur ce point, il rejoint les conclusions de Mark Branks (2007), pour qui le travail artistique et culturel, s’il promeut une forme d’émancipation, fournit aux plus fragiles les armes d’une servitude volontaire. Un tel paradoxe repose sur une série d’injonctions contradictoires qui caractérise ces univers socialement ouverts, mais extrêmement hiérarchisés, économiquement précaires, mais investis d’une grandeur symbolique.