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1Avec cet Apothéose des vaincus, paru à l’automne 2019 aux Presses Universitaires du Midi, Christian Béthune prolonge la réflexion engagée dans l’un de ses précédents livres, Le Jazz et l’Occident (Klinksieck, 2008). Sous-titré Philosophie et champ jazzistique, l’ouvrage affiche en effet un programme similaire : confronter le jazz – et la culture dont il procède – au discours philosophique. Le jazz, représentant de la part d’altérité que l’Occident porte en lui, paradigme de la « tradition des vaincus », est ici conçu comme une praxis dont la portée critique pousse la culture occidentale à dialoguer avec elle-même. En somme, c’est ce dialogue analytique que l’auteur entreprend ici de conduire.

3« Le territoire culturel » nous propose successivement de reconsidérer le concept de musique noire dont la pertinence est ici réaffirmée ; de montrer « comment le jazz conserve son aura à l’ère de la reproductibilité technique » (p. 29-42) ; de dépasser la hiérarchie entre les modes d’écoute gnosique et pathique, et leur stricte assignation aux traditions musicales savantes et populaires ; et, enfin, de montrer comment « l’expression des exclus », « a pu devenir une terre d’hospitalité ouverte à chacun » (p. 58), et comment son universalité a su s’imposer, « sans esprit d’annexion » (p. 65).

4Dans la seconde partie, « L’occupation du territoire », Béthune commence par expliciter sa conception géographique. Inscrite dans la lignée du Champ jazzistique d’Alexandre Pierrepont (2002) et armée de références deleuziennes, cette perspective déjoue les logiques patrimoniales, invalide l’approche chronologique et autorise notamment à penser la circulation des expressions jazzistiques sans recourir à la notion de progrès. Dès lors, il s’agit moins de s’intéresser à l’histoire et à l’esthétique d’une musique qu’au devenir du champ de force et du rapport au monde dont la musique de jazz est la manifestation paradigmatique. Logiquement, Béthune procède ensuite à une analyse des rapports entre l’esthétique du jazz et certains des espaces dans lesquels s’est formée la culture africaine américaine (le Middle Passage, la plantation, l’industrie du spectacle). Ainsi, par exemple, au chapitre 7, par un judicieux recours aux travaux de Straus et des analyses qu’en propose Anne Boissière, Béthune présente les inventions rythmiques africaines américaines comme des manières de dérégler la métrique du travail servile. Reliée à ses lointaines origines, la complexité rythmique du jazz se comprend alors comme un écho du processus qui a permis aux esclaves de transformer les pratiques de coercition et de régulation de la production en instruments d’émancipation symbolique. Comme à chaque fois qu’il met en évidence une singularité de la culture noire américaine, Béthune monte ensuite en généralité pour en souligner la portée philosophique. « Ici, conclut-il, pour les esclaves, les chants dont ils accompagnent le travail placent paradoxalement ce dernier sous un régime de finalité sans fin. […] C’est en effet au moment où ils sont sommés de produire le plus grand volume possible de valeur d’échange que les Afro-Américains inventent les gestes, les sons et les signes qui leur permettront d’élaborer une modalité résolument inédite de la valeur culturelle. » (p. 102) De même, par la suite, les topoï comme la place de l’imitation et du corps, l’auctorialité, l’agôn, l’improvisation ou encore l’expérience du jeu et de la réception sont méthodiquement étudiés dans une double perspective : celle d’une clarification de leur signification dans la tradition philosophique occidentale et celle d’une étude du déplacement qu’opère leur usage dans le champ culturel africain américain. C’est notamment le cas dans la réjouissante réflexion sur « La machine, l’animal et la plainte de la nature » (chapitre 9) qui donne lieu à un nouveau développement sur l’aura et sur le rapport qu’entretiennent l’art et la survie chez les « vaincus de l’histoire » (p. 134-135).

5La dernière partie débute par une analyse des enjeux de la technique instrumentale en jazz. C’est une question que l’auteur a déjà abordée dans le chapitre « Désir et métabolisme » (Béthune, 2008 : 177), mais qu’il développe d’une part en soulignant la subversion que constituent la mise en jeu du corps des instrumentistes et la valorisation de la matérialité du son, au sein des conceptions héritées de la classification hégélienne des arts, et d’autre part en montrant en quoi ces techniques participent, en jazz, d’une imbrication de la valeur d’échange et de la valeur d’usage. Vient ensuite un travail sur le « rire comme interface culturelle et comme vecteur de l’émotion » (chapitre 12) qui apporte un éclairage singulier au concept de double conscience théorisé par W.E.B Du Bois. Béthune y insiste sur la dimension « stratégique » de la construction de l’ethos africain américain, et par extension, sur le potentiel émancipateur des tiraillements de la conscience mis en évidence par Du Bois. La duplicité est ici présentée non seulement comme la résultante du regard que l’Amérique blanche projette sur les Noirs, mais aussi comme un moyen pour ces derniers de duper les dominants, de gagner en autonomie et de développer des ressources expressives avantageusement ambivalentes. Partant de cette ébauche d’anthropologie du rire dans la société africaine américaine, Béthune déploie un ensemble de réflexions sur le statut de l’humour et de l’émotion dans la culture africaine américaine et dans le jeu jazzistique, qui explique, entre autres choses, les nombreux malentendus qu’a généré sa réception. L’auteur a de surcroît la générosité de s’attarder sur quelques exemples savoureux, évitant ainsi de produire une énième étude sinistre sur le rire. Dans les deux derniers chapitres, respectivement consacrés au « Trio Blues » de Count Basie et aux contradictions existentielles de Billie Holiday, le philosophe laisse parler l’amateur érudit sans se départir de sa rigueur. Ces deux essais plus courts et plus libres que les chapitres précédents sont l’occasion de mettre en évidence la manière dont les singularités de l’expression jazzistique fragilisent, et parfois même réfutent, certaines constructions philosophiques séculaires ; de montrer comment elles se dérobent aux entreprises de classifications et de hiérarchisations. Les raisonnements sont menés avec rigueur et concision et Béthune nous invite une fois de plus à prendre la mesure de l’étendue des problèmes que le jazz pose à la philosophie et aux sciences humaines. Ainsi le développement sur l’improvisation de Basie dont la liberté formelle, l’inachèvement, l’esprit ludique, contreviennent selon l’auteur à toutes les définitions canoniques de l’œuvre d’art.

6L’apothéose des vaincus est un ouvrage dense et il faut sans doute être familier de la philosophie de Deleuze et de Benjamin pour en saisir toutes les nuances. Mais la tendance de l’auteur à revenir sur ses pas et à reprendre ses questionnements à la lumière de nouveaux exemples confère à l’ensemble une dimension didactique bienvenue. Si l’on ose dire, à l’instar de Mingus dont il est l’un des spécialistes, Béthune procède par reprises et, retravaillant sans cesse ses thèmes de prédilections, propose de nouvelles versions, toujours plus fines, de sa pensée. À ce titre, on regrette l’absence d’index. Un choix éditorial difficilement compréhensible pour un livre érudit qui invite à naviguer d’un thème à l’autre. Cette réserve mise à part, ce dialogue philosophique entrepris avec le champ jazzistique se révèle éclairant et l’ouvrage apparait comme une référence en la matière.

7Il faudrait, pour lui rendre justice, revenir sur les nombreuses thèses – parfois lapidaires – qui jalonnent le propos ; sur la place inédite accordée à certains philosophes de la modernité – Erwin Straus, Gilles Deleuze, Félix Guattari, et surtout Walter Benjamin – dont les travaux trouvent, grâce à Béthune, des illustrations originales au sein du corpus jazzistique ; sur la belle notion d’allégeance ontologique formée en conclusion. Mais c’est sans doute la sagacité du titre qu’il convient de souligner. En plaçant l’ensemble de l’ouvrage sous l’égide de Benjamin et de ses Thèses sur le concept d’histoire, en nous invitant à prêter attention à « ce que les vaincus de l’histoire avaient à formuler » (p. 14), Béthune met en lumière la revanche d’une culture qui, en devenant la principale matrice des musiques populaires des xx^e et xxi^e siècle, a symboliquement triomphé de la part de barbarie dissimulée dans la culture légitime de l’Occident.