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1Deux événements récents ont récemment attiré l’attention médiatique sur le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko : la répression féroce du mouvement citoyen de 2020 et le soutien du Bélarus à la Russie dans l’invasion à grande échelle de l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022. Pourtant, rares sont les travaux académiques consacrés à ce pays. Dans ce contexte, la publication de l’ouvrage de Yauheni Kryzhanouski, qui s’appuie sur une thèse de doctorat en science politique soutenue à l’université de Strasbourg en 2015 et sur un projet postdoctoral mené en 2016-2020, est particulièrement précieuse. À partir d’une analyse du rock au Bélarus, de sa pratique et de ses formes de politisation depuis les années 1980 et jusqu’au soulèvement citoyen de l’été 2020, l’auteur offre une lecture originale, documentée et rigoureuse de l’histoire sociale, culturelle et politique de ce pays en grande partie méconnu. Politiste, Yauheni Kryzhanouski est également sociologue. Il construit en particulier son analyse grâce à un usage contrôlé et ajusté du concept de champ emprunté à Pierre Bourdieu.

2Élu en 1994 lors des premières élections présidentielles du Bélarus indépendant, Alexandre Loukachenko a instauré à partir de 1995 un régime autoritaire s’inscrivant dans la continuité de l’héritage soviétique. Yauheni Kryzhanouski caractérise ainsi cette dimension autoritaire : il s’agit de la « domination symbolique hégémonique de l’État […] dans les domaines qui touchent au politique au sens large » (p. 16). Au Bélarus, les domaines relevant du politique sont étendus : historiographie, symboles nationaux, controverses sur la « biélorussité » et l’identité nationale, usages de la langue biélorusse, etc. Le régime exerce ainsi un contrôle idéologique étroit sur de larges sphères d’activités sociales et culturelles. Dans ce cadre, ce qui est vu, considéré, évalué comme dissident dépasse largement les cadres du champ politique institutionnalisé et de l’activité militante des partis d’opposition. En effet, toute action qui ne se conforme pas au cadre imposé par le régime est considérée comme déviante. Dans ce contexte, l’activité artistique, comme celle des musiciens rock, revêt quasi mécaniquement des dimensions politiques, soit qu’elle cherche à s’affranchir de la langue de l’État, soit qu’elle la défie directement. À travers le rock, l’auteur propose ainsi d’analyser les modalités de politisation en régime autoritaire.

3Au terme d’une « enquête ethnographique de longue durée » (p. 15), Yauheni Kryzhanouski a rassemblé un matériau impressionnant. L’analyse repose sur une soixantaine d’entretiens semi-directifs menés avec les acteurs (leaders de groupes et producteurs) de deux courants du rock contestataire biélorusse (le « rock national » et l’anarcho-punk DIY – Do it yourself), avec des critiques et journalistes musicaux, ainsi qu’avec des acteurs politiques. L’auteur a également procédé à une analyse systématique de la presse, des médias et de la législation des années 1980 à aujourd’hui. Ayant rassemblé 126 cassettes et disques rock biélorusse, il a également procédé à une analyse fine et méthodique des textes et de la musique. Ses travaux sont nourris d’une connaissance précise de la littérature académique en sciences sociales consacrée au Bélarus. Les matériaux et sources sont en langues biélorusse, russe, française et anglaise.

4L’ouvrage est composé de deux parties chronologiques couvrant les périodes 1983-1995 et 1995-2020 et contenant quatre chapitres chacune. La césure correspond à l’instauration d’un régime autoritaire par Alexandre Loukachenko. L’ouvrage est accompagné d’une galerie de 24 images en couleurs reproduisant des coupures de presse, des couvertures d’albums, des photos de concerts et des portraits de musiciens. L’ouvrage inclut également des graphiques représentant des statistiques construites par l’auteur (nombre d’interviews de musiciens rock dans la presse biélorusse entre 1983 et 2003, nombre d’albums sortis entre 1992 et 2003, etc.) et de précieux tableaux synthétiques (sur les groupes du « rock national » des années 1980, sur les paroles des chansons des groupes de rock critiquant le président, les médias, l’armée, la police, etc.).

5L’auteur retrace la naissance du rock en République socialiste soviétique de Biélorussie (RSSB) en soulignant son inscription dans le mouvement underground qui se déploie en URSS et en Europe centrale dans les années 1980. Le rock soviétique présente alors une image non conformiste, considérée parfois comme antisoviétique, mais qui renvoie davantage à des dimensions « alter-soviétiques » ou « non soviétiques ». Le groupe Kino et son chanteur Viktor Tsoï en sont une illustration. Le rock est alors l’objet de trois critiques de la part des autorités : « esthétique (primitif, bruyant, aux sonorités éclatantes), éthico-médicale (influence négative exercée sur la jeunesse – du point de vue moral ou de la santé) et idéologique (musique utilisée dans la guerre idéologique contre l’URSS) » (p. 45). S’il n’est pas systématiquement interdit, le rock est soumis à la censure.

6S’il emprunte parfois à l’underground soviétique la figure de l’« artiste maudit », le « rock national » biélorusse s’en distingue toutefois par l’accent mis sur la « biélorussité ». Il se rapproche ainsi davantage des mouvements rock d’Europe centrale (Laibach en Slovénie yougoslave, Plastic People of the Universe en Tchécoslovaquie, Pankow en RDA, festival de Jarocin en Pologne) qui auraient véhiculé un caractère contestataire plus explicite que le rock russe « déterritorialisé » (Alexei Yurchak).

7Ces références à la « biélorussité » renvoient à deux éléments essentiels. D’une part, la langue biélorusse apparaît souvent comme un instrument d’expression artistique privilégié. D’autre part, les musiciens rock se rapprochent des « clubs informels ». Ces derniers donnent naissance, durant la Perestroïka, au mouvement de « Renaissance nationale » puis, en 1988-1989, à la création du Front populaire biélorusse, à l’image des fronts populaires qui émergent à la même époque dans les républiques baltes de l’URSS. Cette sensibilité proprement « biélorusse » du rock traduit, au sein de la RSSB encore sous contrôle du Kremlin, une « politisation progressive » (p. 118) et un caractère protestataire certain.

8Suite à l’effondrement de l’URSS en 1991, le Bélarus accède à l’indépendance. Avant l’élection d’Alexandre Loukachenko en 1994, les symboles promus par le mouvement de « Renaissance nationale » et l’usage de la langue biélorusse sont institutionnalisés. Le « rock national » biélorusse perd mécaniquement son caractère contestataire et il se caractérise par une « consensualisation sans dépolitisation » (p. 142).

9L’accession d’Alexandre Loukachenko au pouvoir marque un tournant. Le premier président du Bélarus indépendant renoue dès 1995 avec l’héritage soviétique. Il fait adopter des armoiries et un drapeau presque identiques à ceux de la RSSB. Il institue également un statut égal des langues russe et biélorusse comme langues officielles. Comme à l’époque soviétique, les productions culturelles sont soumises à un strict contrôle de l’État. Les groupes de rock, comme Krama ou NRM, renouent alors avec « le caractère contestataire de l’hétérodoxie artistique » (p. 179) des années 1980. Dans le Bélarus d’Alexandre Loukachenko, tout symbole qui fait écho au mouvement de « Renaissance nationale », comme la pratique de la langue biélorusse ou l’usage du drapeau blanc-rouge-blanc, est interprété en termes politiques. On assiste ainsi à une « surpolitisation » (Gisèle Sapiro) quasi systématique de toute expression artistique mettant l’accent sur la « biélorussité ». Les voies de la contestation empruntées dans les mondes du rock biélorusse présentent toutefois des différences. Yauheni Kryzhanouski décrit ainsi les dynamiques propres au mouvement anarcho-punk, souvent lié à une idéologie d’extrême gauche libertaire, particulièrement ancré dans la ville de Hrodna (proche de la frontière polonaise), usant plus fréquemment de la langue russe et dont les représentants n’hésitent pas à insulter violemment dans leurs textes Alexandre Loukachenko et les forces de l’ordre.

10Mais au-delà de ces différences, le « rock national » et l’anarcho-punk DIY doivent tous deux faire face à la censure. Les restrictions aux productions culturelles s’appliquent souvent « de manière informelle, bricolée et improvisée » (p. 264). Elles reposent notamment sur un « Code de la culture » adopté en 2016, qui ne comporte pas moins de 257 articles. Les autorités disposent donc d’un cadre légal pour interdire les concerts ou la diffusion sur les ondes aux motifs par exemple de « propagande de la pornographie, de la violence, de la cruauté », de « niveau artistique insuffisant » ou d’« extrémisme ». Ils peuvent également exercer une « censure diffuse » (p. 265) en incitant les clubs à refuser d’organiser des concerts. La censure est particulièrement forte aux moments clefs du calendrier politique. En 2004 et 2011, autour des dates des élections présidentielles, apparaissent des « listes noires » d’artistes interdits. Les musiciens rock trouvent certaines parades à ces restrictions, en organisant par exemple jusqu’en 2020 des concerts clandestins. En 2021, durant la période de répression du mouvement de contestation qui a gagné le pays à l’été et l’automne 2020, l’organisation de concerts non officiels est devenue impossible. Désormais, les musiciens rock biélorusses ne peuvent plus s’exprimer que dans l’exil.

Cette somme magistrale est un ouvrage essentiel pour comprendre le Bélarus contemporain et plus largement pour saisir les enjeux de l’expression artistique en régime autoritaire.