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Dossier
Introduction

La forme music-hall

Spécificités des spectacles et réappropriation des codes
Romain Piana, Catherine Rudent, Gérôme Guibert et Raphaëlle Moine
p. 7-20

Texte intégral

  • 1 À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, dans les revues du music-hall : « Le groupe, (...)

1Le spectacle d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris en 2024 offrait un décor démesuré (Paris entier, ses monuments, la Seine, son cours, ses rives, ses ponts), une musique omniprésente (avec pour commencer de l’accordéon, des chansons de Piaf et de Gainsbourg), des entrées synchronisées, des effets visuels frappants, des fumées bleues, blanches et rouges, une diversité recherchée des éléments du spectacle – les politiques, les athlètes, les artistes, relevant eux-même d’esthétiques disparates. Cette ouverture, qui voulait frapper par son ampleur et sa réussite, héritait du music-hall des siècles précédents : la forme même du défilé (des athlètes en l’occurrence) s’enracine dans l’histoire de la revue et devient, dès la fin du xixe siècle et pour les décennies à suivre, celle de nombreux numéros1. La représentation des nations du monde en costumes emblématiques s’accordait aussi aux habitudes des spectacles de music-hall. L’influence du spectaculaire de music-hall sur cet évènement sportif mondial tout récent virait à la franche citation, dès 20 minutes (sur 4 heures), avec la prestation, sur un escalier, de Lady Gaga reprenant une chanson à succès triomphal de Zizi Jeanmaire, étoile du music-hall parisien d’après la Seconde Guerre mondiale : « Mon truc en plume », extrait de La Revue (Alhambra, 1961). On retrouvait bien là le « divertissement chorégraphique à plumes et à grand escalier que livrera, dès les années folles, le music-hall » (Piana, 2024, p. 5).

Lady Gaga chante « Mon truc en plume », chanson phare de la meneuse de revue Zizi Jeanmaire

Lady Gaga chante « Mon truc en plume », chanson phare de la         meneuse de revue Zizi Jeanmaire

Spectacle d’ouverture des JO 2024 à Paris, extrait du show tel qu’il est diffusé à la télévision et peut être regardé sur la plateforme YouTube, https://www.youtube.com/​watch?v=onP5-DKSbI4&ab_channel=Olympics, capture d’écran à 22’30”, consulté le 8 décembre 2024

2Dans les musiques populaires contemporaines, les références au music-hall sont nombreuses. Les traces visuelles des revues abondent : danses en lignes, girls, jambes nues, bustes moulés et profondément décolletés, plumes colorées et déployées, canotiers, hauts-de forme, queues-de-pie, justaucorps, paillettes, sequins, strass ; éléments de décors intégrés dans les danses (escaliers à descendre, mobilier à manipuler adroitement, voire acrobatiquement) ; chorégraphies synchronisées et accrocheuses. On retrouve les chorégraphies d’ensemble à format démesuré et à costumes rutilants partout, dans les shows, dans les émissions télévisées, dans les clips, même si les références, les significations, les symboliques doivent être articulées avec les différents genres musicaux et leurs contextes. Ainsi, parmi d’autres exemples possibles, les mises en scènes gigantesques et millimétrées du show de Beyoncé comme tête d’affiche du festival Coachella en 2018, tout comme leur captation et leur diffusion sur Netflix sous le titre Homecoming: a Film by Beyoncé (2019). Mais on aurait pu tout aussi bien citer d’autres concerts filmés, comme Excuse Me, I Love You (Ariana Grande, 2020, réalisé par Paul Dugdale et diffusé sur Netflix) ou le plus récent The Eras Tour (Taylor Swift, 2023, réalisé par Sam Wrench). Pour les clips musicaux, où mises en scènes fastueuses, bulles, plumes et danses synchronisées abondent, on peut constater, entre autres traces de cet héritage, la récurrence des escaliers comme décor de danse – un motif venu en droite ligne du music-hall des Années folles. On en trouve des avatars abondants, parmi lesquels on mentionnera l’usage détourné des escaliers du Louvre dans « APESHIT » (The Carters, 2018, vidéo réalisée par Ricky Saiz) ou l’escalier en béton nu – qui ne conduit nulle part et sert seulement à étager danses et danseurs – de « Yes, And? » (Ariana Grande, 2024, vidéo réalisée par Christian Breslauer). Les exemples sont tout simplement innombrables : la pop mondiale nourrit littéralement ses clips de danses synchronisées, de costumes clinquants, de corps dansants dénudés et d’escaliers à bien descendre ou remonter.

Le clip « APESHIT » (2018) des Carters

Le clip « APESHIT » (2018) des Carters

Dans le clip d'« APESHIT » (2018), tourné au Louvre, The Carters (Beyoncé et Jay-Z) revisitent les utilisations chorégraphiques d’escaliers, motif récurrent des spectacles de music-hall, https://www.youtube.com/​watch?v=kbMqWXnpXcA, 1’24”

Le clip « APESHIT » (2018) des Carters

Le clip « APESHIT » (2018) des Carters

Dans le clip d'« APESHIT » (2018), tourné au Louvre, The Carters (Beyoncé et Jay-Z) revisitent les utilisations chorégraphiques d’escaliers, motif récurrent des spectacles de music-hall, https://www.youtube.com/​watch?v=kbMqWXnpXcA, 2’06”

Le décor à escalier de béton dans Ariana Grande, « Yes, And? » (2024) clip musical réalisé par Christian Breslauer, fin de la chanson

Le décor à escalier de béton dans Ariana Grande, « Yes, And? »         (2024) clip musical réalisé par Christian Breslauer, fin de la         chanson

https://www.youtube.com/​watch?v=eB6txyhHFG4, 4’05”

  • 2 On a traité le cas d’artistes R’n’B ou de variétés internationales, mais on aurait pu évoquer (...)

3Ainsi, même s’il relève d’un passé assez lointain, le music-hall est fréquemment reconvoqué au présent des musiques populaires, pour ses aspects spectaculaires, irrésistiblement séduisants et, précisément, pour son aura historique2. Il semble constituer un répertoire, un réservoir sans cesse sollicité de motifs visuels, scéniques et chorégraphiques qui ne tombent toujours pas dans l’oubli.

  • 3 Charles Trenet, « Moi, j’aime le music-hall », paroles et musiques de Charles Trenet, Columbi (...)

4Pourquoi aime-t-on le music-hall ? Peut-être, comme l’énonce si bien la célèbre chanson de Charles Trenet3, parce qu’il allie en une sorte de fusion utopique et parfois sublime les prestiges des arts populaires de la scène avec celui des vedettes de la chanson, et un accompagnement musical qui a su s’emparer du jazz et l’adapter (voir par exemple Martin Guerpin, 2024) à l’ère des industries culturelles. À suivre les couplets de son « tube » de 1955, on voit d’abord fleurir une mythologie issue des temps du café-concert, ennoblie par le « rideau rouge » des plus luxueuses salles, où le corps de ballet des « danseuses légères » voisine avec les attractions des « jongleurs » et des animaux savants. On y entend aussi une généalogie de chanteurs, le pionnier Mayol, la génération dorée des Chevalier et Mistinguett, des Piaf et Rossi, la génération montante des artistes hantant l’Olympia, Aznavour, Bécaud, ou naissant dans la floraison des cabarets rive-gauche, Patachou, Gréco, Mouloudji, les Frères Jacques. Si le chant tend progressivement à prédominer, le music-hall « reste toujours l’école / Où l’on apprend à mieux voir » (ibid.), en parcourant la gamme des émotions.

  • 4 Entre les deux, dans les années vingt et trente, existe Paris Music-Hall, qui assure, à grand (...)

5Le texte de Trenet témoigne de l’évolution du music-hall dans la première moitié du xxe siècle, encore au moment de son apogée, bien avant son amenuisement que l’on pourrait sans doute dater des années 1970 : des données objectives l’attestent, notamment la diminution du nombre de salles de spectacle – music-halls à proprement parler mais aussi cabarets –, inexorable à partir des années 1980 et illustrée, encore récemment, par la liquidation du Lido. Le « music-hall » en tant que catégorie englobante est d’ailleurs désormais quasiment éclipsé par le « cabaret ». Les périodiques consacrés au phénomène, à leur manière, racontent la même histoire, depuis Le Music-Hall qui, au début des années 1910, se fait l’écho de l’actualité des scènes musicales, cafés-concerts et music-halls, jusqu’au Music-Hall des années 19604, centré sur les vedettes de la chanson, de Luis Mariano à Johnny Hallyday, sans oublier Annie Cordy ou Patachou. Les sous-titres respectifs sont éloquents : Le Music-Hall (1911-1913) est une « revue bi-mensuelle illustrée des music-halls et des concerts », alors que Music-Hall (1955-1962) se présente comme « le seul magazine de la chanson et des variétés ». Du music-hall de variétés et de revue à grand spectacle au tour de chant, un glissement semble s’opérer progressivement après la Seconde Guerre mondiale.

6Dans le domaine des musiques populaires, l’emploi du terme « music-hall » devient alors, jusqu’à la fin des années 1960, hégémonique pour évoquer les tours de chant des chanteurs et des chanteuses, y compris lors de la première vague de rock’n’roll français et des yéyés - spectacles qui restent cependant structurés sous forme de tableaux successifs, comme auparavant dans les variétés et les revues – enchaînant levers de rideaux, vedettes anglaises et américaines avant les têtes d’affiches (Guibert, 2006, p. 99-127).

Affiche en devanture de l’ABC (salle de spectacle parisienne), 1963

Affiche en devanture de l’ABC (salle de spectacle parisienne),         1963

7On décèle encore aujourd’hui, dans le cadre d’une organisation singulièrement française, les origines du music-hall dans la structuration économique et institutionnelle du spectacle vivant musical (Guibert, 2012) : la taxe sur les spectacles de cabarets et revues a longtemps été collectée par le CNV (Centre national de la chanson, des variétés et du jazz), organisme avant tout dédié aux musiques actuelles5, alors que le CAMULC (le syndicat des cabarets et music-hall) fusionnait avec le PRODISS (le syndicat des producteurs, diffuseurs et salles de spectacles de musiques actuelles) au sein de Ekhoscenes en 20246.

  • 7 Voir, pour les Folies-Bergère, premier théâtre parisien à s’inspirer de l’architecture (...)
  • 8 Ici encore, les Folies-Bergère sont pionnières, avec leur célèbre promenoir.
  • 9 Sur ces glissements, voir Marine Wisniewski (2016, p. 57-87).
  • 10 Au profit de la « variety ». Les croisements taxinomiques, à l’échelle interculturelle, ne ma (...)
  • 11 Pour reprendre une périodisation proposée par Jacques Cheyronnaud (voir infra).
  • 12 Le critique Legrand-Chabrier (1931) affiche ainsi une préférence marquée pour le music- (...)

8On pourrait aussi lire les évolutions de ce qu’on appelle « music hall » et notamment la deuxième partie du xxe siècle comme un élargissement des frontières déjà vastes du music-hall. Encore faudrait-il s’entendre, a minima, sur une définition. Les origines anglaises du terme, indéniables, sont un trompe-l’œil. Le music-hall anglais, né dans les années 1840, présente des similarités avec le café-concert français, à ceci près que le tour de chant n’en est qu’une des composantes, à côté de nombreuses attractions comiques, fantaisistes, acrobatiques – quasi circassiennes. Il s’adjoint, vers la fin du xixe siècle, une dimension chorégraphique avec un développement du ballet (Gutsche-Miller, 2015), dans des salles immenses et somptueuses. Les premiers spectacles de « music-hall » parisien, avant même la lettre, seront ainsi marqués par la « variété » des numéros, leur affichage comme étranger7. Les années 1890 voient apparaître des salles reprenant explicitement l’architecture des music-halls londoniens, avec leurs espaces de déambulation caractéristiques (Tralongo, 2017)8. Progressivement, la spécialisation spectaculaire du music-hall, liée à la variété des attractions, s’efface à mesure que le grand spectacle – ballet-pantomime, opérette, revue – s’impose au café-concert et que celui-ci revendique de plus en plus l’étiquette « music-hallienne », tandis que les music-halls adoptent eux-mêmes la revue9. Devenu hégémonique – alors même que le music-hall anglais décline10 –, le « music-hall » français d’après la Première Guerre mondiale, marqué par la revue à grand spectacle et par la variété, est ainsi largement issu du café-concert, et le premier historiographe du genre, Gustave Fréjaville, ne manque pas d’insister sur ce point (Fréjaville, 1923, p. 7). Du « music-hall » originel, outre la variété des artistes, il hérite la vastitude et la somptuosité des salles conçues pour un divertissement de masse, et l’importance d’un corps de ballet dominé par les girls ; mais son genre-phare, la revue, dérive d’une forme de théâtre satirique d’actualité née dans les théâtres de vaudeville parisiens du xixe siècle et retravaillée par le café-concert, la revue de fin d’année (Piana, 2024 ; Bara, Piana et Yon, 2015). L’âge d’or du music-hall français, dans les années vingt et trente11, sera celui de « l’évolution prodigieuse de la mise en scène, de l’art des décors, des costumes, des éclairages » (Jacques-Charles, 1956, p. 13), tout autant que du développement du spectacle chorégraphique féminin et de la mise en avant de grandes vedettes. Il n’en demeure pas moins qu’à côté de ce music-hall à grand spectacle, subsiste un music-hall de variétés, proche du cirque – développé par exemple à l’Empire sous la tutelle de Dufrenne et Varna –, volontiers préféré par les puristes12. Quant aux cabarets, issus de la tradition chansonnière montmartroise, revivifiés dans les années 1950 notamment rive-gauche, ils rejoignent à leur manière le music-hall, malgré leur caractère de « petit format », par la circulation des artistes, et par leur capacité à révéler des vedettes de la chanson.

  • 13 Sur ces problèmes de classifications génériques, voir Jacques Cheyronnaud (2020).
  • 14 C’est le cas au Moulin Rouge Rouge dans une partie de la salle, dès 1903, au Lido dès 1928…
  • 15 Joséphine Baker a suscité de nombreuses monographies, notamment depuis sa panthéonisation (pa (...)
  • 16 On peut signaler aussi les publications de Jacques Damase (1960) et Dominique Jando (1979).

9La labilité de la catégorie music-hall revêt ainsi plusieurs aspects : liée à une évolution chronologique, elle dépend également de taxinomies changeantes (dans les années 1910, music-hall et café-concert sont presque synonymes), et de pratiques plurielles et pluridisciplinaires13. La distinction initiale entre cabarets et café-concert comme lieux de divertissement associé à la boisson, et music-halls comme purs lieux de spectacle, si elle reste pertinente, n’est pas non plus déterminante, les music-halls présentant des « bars » et proposant parfois des « dîners-spectacles14 ». La diffusion du music-hall, comme catégorie globale de l’industrie du divertissement musical et spectaculaire, s’étend aux nouveaux médias, radio, cinéma, bientôt télévision, tandis qu’elle imprègne l’imaginaire artistique et littéraire. Rendre compte du phénomène relève alors souvent de la cartographie ou de la monographie, centrée sur des lieux – Moulin Rouge (Pessis et Crépineau, 1989), Folies-Bergère (Pessis et Crépineau, 1990), cabarets rive gauche (Schlesser, 2006), Crazy Horse – ou sur des artistes – comme Mistinguett (voir la biographie de référence de Martin Pénet, 1995) ou Joséphine Baker15. La littérature mémorialiste, inséparable de l’écriture promotionnelle, a une part importante (Derval, 1954 ; Rimels, 1965 ; Bernardin, 1991), de même que les ouvrages grand public, parfois signés de journalistes ou collectionneurs passionnés, tels Jacques Pessis et Jacques Crépineau (1989 ; 1990), voire d’acteurs centraux du secteur comme Jacques-Charles (voir à son sujet la contribution de Marianne Di Benedetto dans ce dossier). Les tentatives d’appréhension générale les plus abouties du phénomène, de Fréjaville (1923) jusqu’à Sallée et Chauveau (1985), qui reste l’ouvrage de référence16, multiplient les angles d’approches, par genres et disciplines chez le premier, en mettant l’accent également sur les pratiques et l’histoire précise des lieux, chez les seconds.

  • 17 Organisateur de journées internationales d’études intitulée « Morphologie et mondes du music- (...)
  • 18 Cf. les nombreux travaux de Sylvie Perault, notamment « Bijoux et music-hall, le costume de l (...)
  • 19 Voir le colloque (actes à paraître) « Les mille et une nuits de la Scala » organisé par Romai (...)
  • 20 Rosita Boisseau, « Le cabaret, excitant laboratoire de création », Le Monde, 11 mai 2023, (...)
  • 21 À la suite d’une mission d’études sur le cabaret et le music-hall menée par Pascale Laborie e (...)
  • 22 En 2023, le Centre National du Costume et de la Scène proposait également une expositio (...)

10Le music-hall, comme phénomène spectaculaire, n’a que tardivement attiré l’intérêt de la recherche académique française – à l’exception notable du musicologue Jacques Feschotte, dans la collection Que Sais-je ? (1965) –, en dehors de son usage dans des formes plus légitimes de spectacle, de Marinetti à Dullin ou Cocteau (Amiard-Chevrel, 1983 ; Borsaro, 2003). La sociologie et l’ethnologie l’ont abordé au début des années 2000, sous l’impulsion notamment de Jacques Cheyronnaud17. En histoire, il faut mentionner l’important ouvrage de Concetta Condemi (1992), tiré de sa thèse sur le café-concert. Certaines études anthropologiques autour des girls et des danseuses (Fourmaux, 2009) émanent parfois d’anciennes professionnelles18, et mettent l’accent sur les pratiques et les constructions symboliques, sans oublier la dimension colonialiste de l’imaginaire music-hallien (Chalaye, 2015 ; Décoret-Ahiha, 2004 ; Roueff, 2006 ; Perault, 2007). Les études cinématographiques ont également investi le music-hall à propos de films, souvent spectaculaires, qui célèbrent ses origines et ses temples (French Cancan, Renoir, 1955 ou, plus près de nous, Moulin rouge, Baz Luhrman, 2001), mais aussi en s’interrogeant sur les porosités entre music-hall et cinéma des premiers temps (voir les travaux de Laurent Guido, 2010 ; 2023). Plus récemment, dans le sillage de l’histoire culturelle et de l’histoire non normative des pratiques spectaculaires, le café-concert et le music-hall suscitent colloques et séminaires de recherche19. Dans le même temps, les cabarets-music-halls investissent plus largement le territoire national. Le cabaret artistique connaît un regain de vitalité, en affinité avec l’esthétique queer, et plus largement un questionnement en termes de politiques des identités20, mouvement accompagné d’une reconnaissance institutionnelle et académique21 autant que patrimoniale22.

11Le dossier présenté ici regroupe un panel d’études en provenance de diverses disciplines, issues d’un colloque de l’UFR Arts & Médias de la Sorbonne Nouvelle. Il revient sur la définition, les limites et les frontières du music-hall, via un ensemble de perspectives historiques et contextualisées, en interrogeant les croisements entre dimension spectaculaire et dimension musicale.

12Une première série de trois articles traite du music-hall spectaculaire : au-delà des clichés du genre, les autrices font un travail qui combine analyse esthétique et documentation historique. Elles nous permettent de saisir combien le music-hall, genre du spectacle par excellence, dépasse pourtant une telle réduction. Nathalie Coutelet, avec des exemples abondants et précis, souligne le contraste entre spectacle somptueux, fluide, féérique et, en coulisses, des moyens techniques aux dimensions industrielles, mais invisibles aux spectateurs – qui font finalement partie de l’émerveillement et de la fascination parce qu’ils sont mentionnés et abondamment évoqués dans la presse. Hélène Marquié montre les liens complexes et paradoxaux entre les ballets des institutions parisiennes académiques et ceux des lieux de divertissement que sont les music-halls. Ces derniers servent en réalité de « foyers de la modernité en danse », par la circulation des genres et des artistes, dont la maîtresse de ballet Mariquita, conduisant sa brillante carrière à la croisée des deux mondes. Manon Fabre aborde les notions de célébrités, stars et vedettes, en considérant le cas emblématique de Mistinguett, pour « explorer le système de production du music-hall » – ses dimensions communicationnelles et économiques, les relations de pouvoir qui s’y jouent –, dont la notoriété et la création médiatique des vedettes sont le sommet, mais sont plus souvent évoquées superficiellement qu’étudiées véritablement. Dès cette première partie, on travaille l’ampleur chronologique du music-hall, qui se déploie déjà pleinement entre la fin du xixe siècle et la Belle Époque, tout en connaissant une période de faste ultérieure, plus présente dans les mémoires contemporaines, lors de l’entre-deux-guerres.

13Le deuxième ensemble d’articles entre plus concrètement dans l’étude des grands genres et formats en vigueur au music-hall jusque dans les années 1930. Deux textes, ceux de Marine Costille et de Florence Poudru reprennent la question de la revue comme forme de premier plan au music-hall : la première met la revue en regard du format concurrent, celui des variétés (aussi dit « programme d’attractions »). En s’appuyant sur l’étude de fonds d’archives (programmes et articles de presse), elle montre les influences réciproques entre ces deux catégories mais aussi « ce qui fonde la distinction entre ces deux sous-genres pour les contemporains », malgré leurs reconfigurations incessantes, au sein d’un genre, le music-hall, lui-même forme peu définie, qui a « agrégé toutes les modes du moment ». La seconde rend compte avec un détail minutieux d’un ensemble sous-étudié de revues dont les archives n’ont pas été suffisamment exploitées. Encadrés par ces deux contributions, deux textes se concentrent sur des formats plus spécifiques : le quadrille naturaliste, analysé par Delphine Foch, connu depuis fort longtemps sous le nom de « French Cancan », est devenu un motif spectaculaire incontournable très tôt dans l’histoire – plus complexe qu’on ne le croirait – de sa mise en forme. Quant au crochet (concours de chanteuses et chanteurs amateurs), Christopher Moore met en lumière ses racines music-halliennes jusqu’ici mal connues, dans un texte discutant aussi les échos reçus dans la presse. Ce type de spectacle – un concours de chant qui se veut tremplin – est aujourd’hui encore présent dans les médias de masse en France ou ailleurs. Ainsi, une telle étude illustre parfaitement la persistance et l’importance de l’héritage du music-hall dans les spectacles récents et son rôle, en somme, de matrice du spectaculaire musical, y compris dans le monde contemporain.

14La troisième et dernière partie du dossier invite à un pas de côté vis-à-vis des formes pluridisciplinaires du music-hall classique. Les deux premières contributions portent avant tout sur la chanson, évoquant Yves Montand, puis Georges Brassens. Elles s’intéressent aux marges politiques et esthétiques du music-hall, avec le texte de Jedediah Sklower sur la rencontre entre music-hall et communisme et celui de Pierre Fargeton, évoquant l’inscription de Brassens dans le spectacle de music-hall – alors même qu’il peut être perçu comme l’artiste le moins compatible avec les principes spectaculaires de ce monde. Le dossier se conclut avec deux perspectives sur le music-hall, « vu de l’extérieur » : Marianne Di Benedetto revient sur les « mémoires protéiformes » et transmédiatiques du revuiste, producteur et auteur Jacques-Charles. Celui-ci a dirigé la salle de l’Olympia de 1911 à 1914 et il a joué un rôle décisif dans l’épanouissement de la revue à grand spectacle des années folles. Il aura finalement été un acteur de premier plan pour le développement du music-hall français mais aussi international pendant la première moitié du xxe siècle. Marianne Di Benedetto démontre ainsi comment il est devenu, surtout dans ses écrits d’après la Seconde Guerre mondiale, l’artisan d’une forme de patrimonialisation du « music-hall comme “grand spectacle” ou “spectacle total” », à une période où on constate son déclin et où « le music-hall devient progressivement et bientôt principalement un lieu de consécration pour les chanteurs et chanteuses ». C’est également selon une perspective extérieure que travaille Frédéric Canovas : il se penche sur les années de music-hall (1906-1912) de l’écrivaine Colette, telles qu’elles sont représentées dans les éditions illustrées de l’un des textes qu’elle a écrits sur cette expérience, La Vagabonde, soulignant le jeu complexe entre reprise, par les illustrateurs, de stéréotypes et renouvellement, par l’écrivaine, des regards sur le music-hall et des postures adoptées pour le raconter.

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Bibliographie

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Rimels Lucien (1965), De Mayol aux femmes nues, Paris, Bellenand.

Roueff Olivier (2006), « Politiques d’une “culture nègre” : La Revue Nègre (1925) comme événement public », Anthropologies et Sociétés, vol. 30, no 2, p. 65-85.

Roueff Olivier (2013), Jazz, les échelles du plaisir. Intermédiaires et culture lettrée en France au xxe siècle, Paris, La Dispute.

Sallée André et Philippe Chauveau (1985), Music-hall et café-concert, Paris, Bordas.

Schlesser Gilles (2006), Le Cabaret « Rive gauche » (1946-1974), Paris, L’Archipel.

Tamisier Kathleen (2023), Le Crazy Horse, dans l’intimité d’un cabaret de légende, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.

Tralongo Stéphane (2017), « Des passages aux cinémas. Le music-hall comme espace de mobilité », Études théâtrales, no 65, p. 28-40

Wisniewski Marine (2016), Le Cabaret de l’Écluse (1951-1974) : expérience et poétique des variétés, Lyon, Presses universitaires de Lyon.

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Notes

1 À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, dans les revues du music-hall : « Le groupe, la ligne, le défilé, s’imposent comme un des motifs réguliers, proposant au spectateur un effet de masse. [...] Les défilés de type militaire – fantaisistes la plupart du temps – font leur apparition dès le Second Empire, avant de devenir un poncif de la revue. [...] À l’opposé, du moins en apparence, de ces défilés pseudo-martiaux, d’autres tableaux-clous font défiler des toilettes féminines. » (Piana, 2024, p. 360 et 362).

2 On a traité le cas d’artistes R’n’B ou de variétés internationales, mais on aurait pu évoquer les concerts et mises en scène d’artistes metal comme Marylin Manson, les références glam de David Bowie à Gary Glitter, ou même dans une certaine mesure le punk des Sex Pistols et de Sid Vicious dans le film The Great Rock’n’Roll Swindle. Ceci sans oublier dans le contexte local français, les émissions de télévision comme celles de Maritie et Gilbert Carpentier dans les années 1970 ou les mises en scène des clips disco.

3 Charles Trenet, « Moi, j’aime le music-hall », paroles et musiques de Charles Trenet, Columbia, 1955.

4 Entre les deux, dans les années vingt et trente, existe Paris Music-Hall, qui assure, à grand renfort de photographies dénudées, la promotion orientée des revues à grand spectacle où triomphe l’industrie des « femmes nues », pour reprendre le titre des souvenirs du chef d’orchestre et producer des Folies-Bergère Maurice Hermite, Vingt ans chez les femmes nues (Hermite, 1948).

5 Avant que depuis 2020, le CNM (Centre national de la musique) ne prenne le relais.

6 https://ekhoscenes.com/fr/actualites/qsdqsd-3

7 Voir, pour les Folies-Bergère, premier théâtre parisien à s’inspirer de l’architecture et de la programmation des music-halls londoniens, Nathalie Coutelet (2015).

8 Ici encore, les Folies-Bergère sont pionnières, avec leur célèbre promenoir.

9 Sur ces glissements, voir Marine Wisniewski (2016, p. 57-87).

10 Au profit de la « variety ». Les croisements taxinomiques, à l’échelle interculturelle, ne manquent pas de paradoxes, à commencer par la fortune de la « variété » en Italie ou dans l’espace germanique et anglais au moment où la France met en avant le « music-hall » pour qualifier ses « spectacles variés ». En France, le terme « variétés » sera quant à lui repris dans l’univers de la chanson de la seconde partie du xxe siècle, notamment pour les répertoires les plus populaires (voir Guibert, 2006).

11 Pour reprendre une périodisation proposée par Jacques Cheyronnaud (voir infra).

12 Le critique Legrand-Chabrier (1931) affiche ainsi une préférence marquée pour le music-hall de variétés.

13 Sur ces problèmes de classifications génériques, voir Jacques Cheyronnaud (2020).

14 C’est le cas au Moulin Rouge Rouge dans une partie de la salle, dès 1903, au Lido dès 1928…

15 Joséphine Baker a suscité de nombreuses monographies, notamment depuis sa panthéonisation (par exemple Gérard Bonal, 2021).

16 On peut signaler aussi les publications de Jacques Damase (1960) et Dominique Jando (1979).

17 Organisateur de journées internationales d’études intitulée « Morphologie et mondes du music-hall », Marseille, 2010, dont les actes en ligne ne sont malheureusement plus disponibles (mais voir Jacques Cheyronnaud, 2020). Voir aussi Olivier Roueff (2013, chapitre 1 et 2) ou, pour un état de la recherche en sociologie sur le café-concert et le music-hall de la Troisième République aux années 1960, Guibert (2006, chapitre 1).

18 Cf. les nombreux travaux de Sylvie Perault, notamment « Bijoux et music-hall, le costume de la girl » (Perault, 2004), ou tout récemment l’étude de terrain de l’ex-danseuse du Crazy-Horse Kathleen Tamisier (2023).

19 Voir le colloque (actes à paraître) « Les mille et une nuits de la Scala » organisé par Romain Piana et Jean-Claude Yon à l’occasion de la réouverture de La Scala (La Scala Paris, 29 novembre-1er décembre 2018), et le séminaire « Les vendredis du music-hall. Héritiers, héritages du music-hall (xviiie-xxe siècle) », organisé par Camille Paillet (2021-2023).

20 Rosita Boisseau, « Le cabaret, excitant laboratoire de création », Le Monde, 11 mai 2023, p. 22.

21 À la suite d’une mission d’études sur le cabaret et le music-hall menée par Pascale Laborie et Annabel Poincheval, le Ministère de la Culture a introduit un dispositif d’aide à la création pour le cabaret artistique. Le rapport, disponible en ligne, propose un état des lieux très précis du secteur du music-hall et du cabaret en France. https://www.culture.gouv.fr/fr/espace-documentation/Rapports/mission-d-etude-sur-le-cabaret-et-le-music-hall. Le ministère de la Culture est co-éditeur du numéro d’Alternatives théâtrales « Cabaret. Esthétiques du fragment », dirigé par Sylvie Martin-Lahmami et Pablo-Antoine Neufmars (no 150-151, novembre 2023).

22 En 2023, le Centre National du Costume et de la Scène proposait également une exposition sur le thème. Voir Cabarets ! revue de costumes, catalogue de l’exposition Cabarets ! (Moulins, CNCS, 2023), sous la direction de Delphine Pinasa et Annabel Poincheval, Milan, Silvana Editoriale, 2023.

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Table des illustrations

Titre Lady Gaga chante « Mon truc en plume », chanson phare de la meneuse de revue Zizi Jeanmaire
Crédits Spectacle d’ouverture des JO 2024 à Paris, extrait du show tel qu’il est diffusé à la télévision et peut être regardé sur la plateforme YouTube, https://www.youtube.com/​watch?v=onP5-DKSbI4&ab_channel=Olympics, capture d’écran à 22’30”, consulté le 8 décembre 2024
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/13134/img-1.png
Fichier image/png, 4,0M
Titre Le clip « APESHIT » (2018) des Carters
Crédits Dans le clip d'« APESHIT » (2018), tourné au Louvre, The Carters (Beyoncé et Jay-Z) revisitent les utilisations chorégraphiques d’escaliers, motif récurrent des spectacles de music-hall, https://www.youtube.com/​watch?v=kbMqWXnpXcA, 1’24”
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/13134/img-2.png
Fichier image/png, 3,6M
Titre Le clip « APESHIT » (2018) des Carters
Crédits Dans le clip d'« APESHIT » (2018), tourné au Louvre, The Carters (Beyoncé et Jay-Z) revisitent les utilisations chorégraphiques d’escaliers, motif récurrent des spectacles de music-hall, https://www.youtube.com/​watch?v=kbMqWXnpXcA, 2’06”
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/13134/img-3.png
Fichier image/png, 2,2M
Titre Le décor à escalier de béton dans Ariana Grande, « Yes, And? » (2024) clip musical réalisé par Christian Breslauer, fin de la chanson
Crédits https://www.youtube.com/​watch?v=eB6txyhHFG4, 4’05”
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/13134/img-4.png
Fichier image/png, 2,2M
Titre Affiche en devanture de l’ABC (salle de spectacle parisienne), 1963
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/13134/img-5.png
Fichier image/png, 3,0M
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Pour citer cet article

Référence papier

Romain Piana, Catherine Rudent, Gérôme Guibert et Raphaëlle Moine, « La forme music-hall »Volume !, 22 : 1 | 2025, 7-20.

Référence électronique

Romain Piana, Catherine Rudent, Gérôme Guibert et Raphaëlle Moine, « La forme music-hall »Volume ! [En ligne], 22 : 1 | 2025, mis en ligne le 01 mai 2025, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/volume/13134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140pk

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Auteurs

Romain Piana

Romain Piana est professeur des universités à la Sorbonne Nouvelle où il dirige l’Institut d’Études Théâtrales (UFR Arts&Médias). Historien du théâtre et des formes spectaculaires populaires, il a notamment travaillé sur le genre de la revue, au théâtre comme au café-concert et au music-hall. Il a publié, en particulier, La Revue théâtrale de fin d’année en France au  siècle, un spectacle de l’ère médiatique (Hermann, 2024) et co-dirigé, avec Olivier Bara et Jean-Claude Yon, le dossier En revenant à la revue (Revue d’histoire du théâtre, 2015/2).

Catherine Rudent

Catherine Rudent est musicologue, spécialisée en analyse des musiques populaires. Elle travaille particulièrement sur les voix de chansons et sur les liens entre musique et spectacle, en articulant les constats stylistiques et les significations musicales socialement construites. Elle a publié L’album de chansons (2011), Made in France (2018, co-dirigé avec Gérôme Guibert) et le dossier La voix pop dans la revue Volume! (2020, co-dirigé avec Céline Chabot-Canet). Elle est actuellement professeure à l'université Sorbonne Nouvelle et chercheuse à l’Irméccen.

Articles du même auteur

Gérôme Guibert

Gérôme Guibert est professeur des universités en sociologie à l’université Sorbonne Nouvelle où il dirige l’Institut de la communication et des médias (UFR Arts&Médias). Il a notamment coédité Penser les musiques populaires avec G. Heuguet (Editions de la Philharmonie, 2022) et Made In France. Studies in Popular Music avec C. Rudent (Routledge, 2018). Lors de ces recherches doctorales particulièrement, il s’était intéressé, dans une perspective socio-historique, aux interactions et aux croisements entre music-hall et scènes musicales, en particulier dans La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France (Seteun, 2006) et dans « Le rock’n’roll est-il du jazz ? », in J. C. Taddei (dir.), Les Territoires du Jazz (Presses Univ. d’Angers, 2011).

Articles du même auteur

Raphaëlle Moine

 Raphaëlle Moine est professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Sorbonne Nouvelle. Auteure de Les Genres du cinéma (Armand Colin, 2002), Remakes. Les films français à Hollywood (CNRS, 2007), Les Femmes d’action au cinéma (Armand Colin, 2010) et Vies héroïques : biopics masculins, biopics féminins (Vrin, 2017), elle a dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont un en relation avec le fil musical, Théorème no 20, « Voyez comme on chante ! Films musicaux et cinéphilies populaires en France (1945-1958) » avec Sébastien Layerle, PSN, 2014.

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