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Politiques publiques

Acquérir une légitimité : défiance et promotion du Flow par les musiciens lillois du rap

Acquiring Legitimacy: How Rap Musicians in Lille Rejected and Appropriated the Cultural Equipment “Le Flow”
Vincent Becquet
p. 149-164

Résumés

À Lille, l’action publique locale à destination du rap a conduit à une expérience nouvelle par le biais d’un nouveau lieu exclusivement dédié aux pratiques du hip-hop : le « Flow ». Perçu au départ comme peu légitime par une partie des musiciens locaux du rap – hip-hop et mairie ne feraient pas bon ménage – ces derniers en viennent, au fil des saisons, à l’occuper massivement. Ce texte revient sur les conditions locales d’émergence du projet d’équipement qu’il faut alors lire dans la continuité des politiques publiques de régénération de la ville par la culture mises en place par la mairie de Lille. Il analyse ensuite les différents éléments qui permettent à l’équipement de s’installer durablement dans la scène locale du rap et d’acquérir progressivement une légitimité par une partie de ses détracteurs initiaux.

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Texte intégral

  • 1 « Dès 1997, dans presque toutes les catégories de la population existe une minorité réceptive au ra (...)

1Le rap est devenu un objet des politiques publiques au début des années 1990 (Lafargue, 2008). Si sa pratique et son écoute n’ont jamais concerné exclusivement un public particulier1 (Molinero & Hammou, 2020), il est saisi par les acteurs de la toute jeune politique de la ville comme un « moyen de réaliser certains de ses objectifs tels que la sortie de la stigmatisation des banlieues » (Lafargue, 2008). Cette assignation aux quartiers populaires (Hammou, 2010) et son ancrage originel dans « une politique de discrimination positive territorialisée » (Kirszbaum, 2004) ont fait du rap un genre musical dont la valorisation s’est adossée à des vertus émancipatrices pour les jeunes des quartiers populaires. Soutenu partiellement, il reste cependant maintenu hors du droit commun, soit celui des politiques culturelles.

  • 2 Mission « Cultures Urbaines », rapport au ministre de la culture et de la communication, 2007, p12.
  • 3 L’expression « musiciens du rap » est employé dans l’article pour désigner l’ensemble des participa (...)
  • 4 Pour plus de détails sur cette évolution en trois étapes, voir le chapitre 8 de la thèse de Séverin (...)

2La décennie suivante, le rap reste affublé d’un statut particulier mais entre progressivement dans le giron du ministère de la culture et de la communication et dans celui des services « Culture » des grandes villes. En 2007, un rapport « Mission “Cultures Urbaines” » est remis au ministre. Concernant la musique, les rapporteurs constatent que les DRAC « ne font pas ou peu état de la présence d’artistes musicaux sur leur territoire2 ». Le soutien culturel aux musiciens du rap reste massivement l’apanage des secteurs privé et associatif mais le ministère et les villes participent de l’organisation de festivals. S’ouvre alors l’ère de la politique culturelle événementielle : « Hip-hop Dayz » à Lille, « Paris Hip-hop » pour la capitale, « Hip Opsession » à Nantes… Tous sont l’œuvre d’associations locales largement financées par les services culturels des communes et/ou du ministère de la culture. Dans les années 2010, c’est à l’échelon des villes qu’un troisième temps des politiques publiques du rap émerge : celui des équipements. Les villes de Paris et Lille possèdent aujourd’hui des équipements dédiés au hip-hop. S’observe alors une évolution en trois étapes. D’un traitement social, la prise en charge politique des musiciens du rap3 « s’expriment [ensuite] sur un temps court par la mise en place de grands événements » pour enfin « se voir renforcée par des actions plus pérennes » (Guillard, 20164).

3Dans la capitale des Flandres, le Flow ouvre ses portes en 2014. Premier du genre en France, tant par sa taille (2 500 mètres carrés) que par l’investissement massif dont il a été l’objet (12,4 millions d’euros) il concrétise l’action municipale à destination des acteurs du rap et du hip-hop. À l’état de projet, l’équipement est présenté comme « une fabrique artistique d’excellence pour les cultures urbaines5 » et se donne pour but trois missions : la mise en réseau des acteurs, la diffusion de la culture hip-hop et la professionnalisation des artistes6. Dans son discours d’inauguration, Martine Aubry, maire de Lille, envoie un signal fort aux acteurs : « Il faut que vous vous appropriez ce lieu, le faire vivre, c’est votre lieu, il faut changer cette culture trop figée7. »

  • 8 La régie directe est un mode de fonctionnement qui place sous tutelle municipale un équipement. Ce (...)
  • 9 Entretien avec Olivier Sergent, directeur du Flow, 06/07/16.

4Le Flow est pensé à destination des acteurs mais reste piloté par la mairie (fonctionnement en régie directe8). Pendant les sept années de préfiguration, les acteurs associatifs du rap sont conviés à des réunions consultatives mais nombre de leurs revendications restent lettre morte (un point de vente pour les œuvres produites, l’obtention de locaux pour les associations, la possibilité d’y trouver un emploi). Olivier Sergent, directeur de l’équipement, se souvient que « chacun se faisait son idée de la question, de son idéal, […] [Untel] voulait ouvrir un shop vinyles. Et beaucoup se disaient qu’il y aurait des opportunités à trouver un boulot9 ».

5C’est ainsi que, alors qu’à l’état de projet, le Flow est présenté politiquement comme un signal fort de l’engagement municipal pour la reconnaissance du caractère artistique du rap, peu d’acteurs (techniciens de la culture, tissu associatif, gens du hip-hop, directeurs d’équipement) s’en sont fait les défenseurs. Cependant, comme le montrera cet article, les positionnements des acteurs locaux vis-à-vis du Flow ont progressivement évolué : quatre ans après son lancement, celles et ceux qui s’étaient levés pour dénoncer les risques d’une telle immixtion ont peu à peu abandonné leurs postures de méfiance, voire de boycott du lieu. Certains d’entre eux s’investissent dans un travail d’occupation des espaces, de collaboration ou de promotion du nouvel équipement. Ce changement est le résultat d’un processus de légitimation de l’équipement par une majorité de ses détracteurs que le présent article souhaite explorer.

6C’est dans la perspective wébérienne d’analyse du pouvoir que l’on mobilise ici le concept de légitimité. Weber opère une distinction entre « la revendication de légitimité et l’acquisition de légitimité […], laquelle dépend de la croyance généralisée dans la validité d’un ordre » (Duran, 2014). Peu nous importe ici d’explorer les motivations et les stratégies politiques qui ont rendu l’équipement possible. Ce qui nous intéresse, c’est bien d’explorer des « mécanismes […] complexes de l’acquisition de la légitimité » (Ibid.) d’un équipement municipal par ses destinataires présumés. Le terme « acquisition » retient notre attention. Il suggère un mouvement qui s’inscrit dans un plan diachronique. « Seule la durée fait la légitimité » écrivait Freund (2004). In fine, alors que la revendication de légitimité n’implique pas de facto un échange entre des types d’acteurs différents, son acquisition engage nécessairement un processus de reconnaissance d’un ordre par un public cible. Étant acté que la théorie de la légitimité chez Weber s’imbrique et sert une analyse du pouvoir, entendue comme un échange inégal entre une autorité et des publics visés, c’est bien dans les interactions entre différents types d’acteurs qu’il faut en partie chercher les modalités d’acceptation d’un tel ordre. L’équipement peut donc « être utilisé comme outil heuristique d’analyse d’une relation de pouvoir […] pour ancrer la réflexion théorique sur une réalité concrète » (Becquart-Leclerc, 1977). On s’intéresse ici « à décrire le processus par lequel des individus sont amenés à reconnaitre la légitimité du pouvoir [et] des institutions » (Berten, 2006) et amène à la construction d’un ordre légitime. On défend la thèse qu’à Lille, dans le monde local du hip-hop et du rap en particulier, le Flow tend à incarner cet ordre. Le présent article explore les mécanismes d’acquisition de légitimité d’un équipement municipal par une catégorie particulière de ses publics présumés : les musiciens du rap. Dès lors, comment s’opère la légitimation de l’équipement par une partie des musiciens locaux du rap ?

7On focalisera ici l’analyse sur les musiciens du rap sans oublier que le Flow concerne d’autres disciplines artistiques (graffiti, danses hip-hop) dont les logiques propres ne seront pas étudiées. La première partie de cet article opère un bref retour historique sur les particularités lilloises du traitement du rap et s’attache à comprendre comment l’option « équipement » a été retenue. La seconde met en avant certains mécanismes qui ont permis à l’équipement de s’implanter durablement et de s’imposer peu à peu comme incontournable dans le paysage local. Enfin, la dernière partie nous emmène du côté des musiciens afin de rendre compte de certains usages, mésusages et modalités de réception de l’équipement et d’explorer le processus par lequel ces musiciens participent (ou non) de la construction de sa légitimité.

Les particularités du contexte lillois

8En moins de trente ans l’agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing est devenue « Métropole Européenne de Lille ». Le changement de vocable traduit une métamorphose du tissu urbain que le processus de métropolisation et le rôle et l’évolution des politiques culturelles dévoilent.

9La régénération de la ville de Lille s’inscrit dans un processus à l’œuvre depuis les années 1980 et vise à inscrire la ville sur la carte des grandes métropoles européennes. Avant l’arrivée de Martine Aubry en 2001, les projets de centre commercial (Euralille) et de gare d’accueil exclusive de TGV (gare Lille Europe) en connexion directe avec Londres ont posé les premières pierres de cette européanisation de la ville (Baert & Paris, 2011). Côté culture, l’événement « Lille 2004 : capitale européenne de la culture » poursuit cette volonté de sortir du stigmate d’un territoire touché par la crise des industries textiles et participe de la transformation de l’image de marque de la ville-centre. C’est dans ce contexte de régénération urbaine que la prise en charge politique du rap va être l’objet d’une série de transformations.

Une prise en charge politique du rap : du social au culturel

10À Lille, le rap ne fait pas l’objet d’un traitement politique précis avant la fin des années 1990. Le soutien aux musiciens du rap est l’apanage d’associations généralistes qui œuvrent dans la ville-centre sans y être implantées (ARA à Roubaix, RIF à Faches-Thumesnil) ou qui se déploient dans les MJC des quartiers populaires. La ville s’associe parfois à des petits festivals impulsés par la région («  Nos quartiers d’été ») ou la communauté de communes (« Pas de quartier ») qui ouvrent leurs scènes aux rappeurs locaux.

  • 10 Entretien avec Roger Maucourt, chargé de mission au sein du service « Animation et Jeunesse », 07/1 (...)
  • 11 Entretien avec Catherine Cullen, élue à la culture entre 2001 et 2014, 16/11/16.

11En 2001, le soutien aux pratiques du hip-hop s’officialise à travers la création d’un fléchage budgétaire pour les « cultures urbaines » mais ne fait pas encore l’objet d’un traitement spécifique. Elles englobent ainsi « les arts de la rue, les arts du cirque, les cultures du monde10 ». Quatre ans plus tard, cette ligne budgétaire quitte le service « Animation et Jeunesse » (AJ) pour celui des « Musiques actuelles et spectacles vivants » rattaché au pôle Culture. Pour l’élue à la culture de l’époque, la charge symbolique est forte puisque « les rendez-vous ne se font plus à l’animation-jeunesse mais à la culture11 ». Ce transfert est complété par la création d’un poste de chargé de mission pour les cultures urbaines. Il est confié à Malik Moujouil, un rappeur local, repéré par le personnel politique pour son investissement dans le cadre de « Lille 2004 ». En outre, le transfert des cultures urbaines entraine un resserrage de leur contenu. Alors qu’elles concernaient un ensemble hétérogène d’esthétiques et de pratiques du temps de son ancrage dans le service AJ, elles s’orientent désormais quasi-exclusivement sur les pratiques du hip-hop. Les rappeurs ont un service qui leur est dédié et un interlocuteur privilégié en mairie. C’est au sein de ce service que sera mené le long travail de préfiguration du Flow, la maison du hip-hop lillois.

La logique équipementière : du prestige au populaire

12La présence d’équipements culturels n’est pas récente sur le territoire lillois. On y trouve un palais des Beaux-Arts, un opéra, un orchestre national. Entre 1973 et 2001, sous les mandatures de Pierre Mauroy, la politique culturelle lilloise concentre ses efforts sur la réhabilitation des infrastructures de prestige. Quand Martine Aubry prend ses fonctions de maire en 2001, son élue à la culture, Catherine Cullen, hérite d’un service sous-tendu par le principe de démocratisation culturelle. L’élue se souvient :

  • 12 Ibid.

« Donc ça [la réfection des équipements culturels traditionnels] c’était fait. Après, ce qu’il fallait faire c’était le reste, mettre du lien, sortir la culture des établissements prestigieux, reconnaître ce qui existait par ailleurs. […] Donc ça, c’est une chose qu’il fallait faire12. »

  • 13 Démocratisation et démocratie culturelle sont les deux principes dominants qui sous-tendent l’actio (...)

13À partir de 2001, les politiques culturelles lilloises évoluent vers plus de démocratie culturelle13 et engagent une série d’actions visant à reconnaître le pendant artistique de certaines pratiques populaires. Cette sortie de la culture des établissements prestigieux est rendue visible par la construction de nouveaux équipements – les Maisons Folies – implantés dans les quartiers populaires de la métropole dans le cadre de l’événement « Lille 2004 ». Elles sont des espaces fourre-tout dans lesquels se côtoient pêle-mêle les marionnettistes, les amateurs de reggae, de salsa, de musique Chabbi, de graffiti, etc. Elles donnent à voir au niveau local « la reconnaissance [politique] de toutes les cultures, notamment des cultures jusqu’alors considérées comme spécifiques à des groupes sociaux […] dominés » (Lafargue, 2008).

14Avec l’ouverture du Flow, la logique équipementière franchit un troisième pas. S’il prolonge l’offre existante en matière de structures à destination des cultures populaires (Guillard, 2016), l’opération de mise en équipement, pour la première fois, se destine à une culture populaire spécifique. Le hip-hop lillois possède son espace propre. On a donc un déplacement en trois étapes d’une action publique locale routinisée qui traduit tant l’évolution des politiques culturelles que la persistance d’une recette. D’abord engagée pour les esthétiques les plus légitimes, la mise en équipement s’applique ensuite aux pratiques populaires dans leur ensemble pour enfin ne concerner plus que l’une d’entre elles.

  • 14 Entretien avec Marion Gautier, élue à la culture depuis 2014, 21/07/2016.

15Sur ce plan, le Flow incarne au local le point de rencontre de ces deux mouvements que sont 1) le passage d’un traitement social du hip-hop à la reconnaissance culturelle de ses contenus et 2) l’application d’une action publique locale routinisée, d’abord pensée pour des pratiques légitimes, puis élargie aux esthétiques populaires. Comme le répète la maire à ses administrés, « il faut du beau dans les quartiers14 ». À Lille, l’équipement ferait le prestige.

Une première réception ambiguë de l’équipement

  • 15 Rania Harrar, dernière coordinatrice de l’association Call 911. Citée dans « Un temple du hiphop ou (...)
  • 16 Entretien avec Ivy Fonge, animateur- radio et activiste hip-hop, 06/11/2015.
  • 17 Dj Pass, disquaire pour Urban Music. Cité dans « Ouverture du CECU à Lille : un projet qui fait bea (...)
  • 18 Olivier Sergent, directeur du Flow et des maisons folies de Moulins et Wazemmes. Cité dans « Lille  (...)

16Le Flow ouvre donc ses portes en octobre 2014 dans un contexte qui favorise autant qu’il fragilise son implantation. Des articles de presse ayant couvert le week-end d’ouverture, se dégage un sentiment mêlé de scepticisme et de curiosité de la part de la scène locale. « Je n’oublie pas que quand je travaillerai au [Flow], je travaillerai avec Martine Aubry15 », « Je suis dans le doute, on n’a pas les mêmes codes que les administrateurs16 », « C’est très positif mais il ne faudrait pas que d’autres portes se ferment à côté17 », « C’est sûr, on est attendu au tournant18 ».

  • 19 Entretien avec Malik Moujouil, ancien chargé de projet cultures urbaines et actuel chargé du centre (...)

17Ces prises de parole s’ancrent dans un rapport ambivalent historique des musiciens du rap vis-à-vis du soutien institutionnel dont ils sont l’objet. Les différentes associations de promotion du rap qui apparaissent sur le territoire dans les années 2000 développent un modèle économique basé majoritairement sur des subventions octroyées par la mairie. De fait, elles entrent dans une relation de dépendance étroite avec leur pourvoyeur principal jusqu’à être « mises sous perfusion municipale19 ». Il devient alors délicat pour les porteurs d’association de s’opposer frontalement au projet de leur financeur. C’est ce qui émane du discours de la dernière coordinatrice de l’association Call 911 qui joue un rôle central dans le rap lillois jusqu’aux années 2010 :

  • 20 Entretien avec Rania Harrar, 16/04/2016.

« Tu peux pas fonctionner avec 70 % de subventions et puis, après, aller cracher contre le [Flow]. C’est ce que certains faisaient et [je leur disais :], “Eh les mecs, tout ce que vous avez fait, vous l’avez fait avec l’argent de la mairie20 !” »

18L’arrivée du Flow est donc perçue au départ sur fond de cette relation particulière. Les réticences émises à l’état de projet perdurent mais cohabitent rapidement avec des formes d’acceptation de sa présence. Cette seconde partie présente les différents éléments qui expliquent l’accueil ambigu réservé au Flow par les acteurs de la scène locale.

Un tissu associatif affaibli comme opportunité d’implantation

19L’implantation du Flow est dans un premier lieu facilitée par une certaine faiblesse conjoncturelle du tissu associatif local qui s’exprime à deux niveaux : la disparition de certaines structures d’encadrement liées au hip-hop et l’absence de fédération des musiciens du rap.

20Tout d’abord, en amont et pendant la longue phase de travail de préfiguration du Flow, le travail de structuration des disciplines du hip-hop était mené par différentes associations et couvrait un grand nombre de prestations. Animées en grande partie par des musiciens du rap, ces associations avaient comme cœur de métier l’organisation de festivals et de concerts, l’offre d’enregistrement ou la mise en place d’ateliers d’écriture. Mais quand le Flow ouvre ses portes, ce maillage associatif est affaibli. Simultanément, le milieu du rap lillois est caractérisé par l’absence d’unité des acteurs qui freine l’émergence d’un front commun de revendications partagées. Ces deux éléments favorisent l’implantation de l’équipement. Deux associations retiennent ici notre attention car leur disparition et les tensions internes ont un rôle important dans le processus de légitimation du Flow.

21L’association Call 911 est créée en mars 200121 dans l’optique de promouvoir les groupes de rap de la région. D’une volonté d’œuvrer pour les rappeurs locaux, l’association dépasse rapidement cette première ambition à travers la création et l’organisation du seul festival hip-hop que la région ait connu : les « Hip-hop Dayz ». Ce festival est l’occasion pour l’association d’opérer une dissémination des pratiques du hip-hop sur l’ensemble de la métropole (mobiliser les différentes salles de diffusion, engager des partenariats avec les associations dans et hors région). En parallèle, Call 911 développe des activités pour toutes les disciplines du hip-hop et devient le référent officiel des pouvoirs publics en la matière (Desplanques, 2009/2010). Elle officie en tant que superstructure des cultures urbaines sur le territoire et compte dans son conseil d’administration de nombreux acteurs culturels locaux. C’est également cette association qui accueille et développe la déclinaison régionale du dispositif Buzz Booster. Après 13 ans d’existence, l’association est mise en liquidation judiciaire en juillet 201522 pour mauvaise gestion financière. N’étant plus en capacité d’organiser les événements qu’elle porte, l’association Call 911 laisse le champ libre à l’équipement qui reprend certaines de ses activités.

  • 23 Rekta : le verlan de son prénom, Tarek, ex-membre du groupe La Jonction.
  • 24 « Rekta : Il y a déjà une maison du hip-hop dans le quartier de Moulins », La Voix du Nord, 07/04/2 (...)
  • 25 Dans le nord, dès le milieu des années 1980, les conflits entre représentants institutionnels et ac (...)

22L’association Build-Up est plus récente. Créée en 2010 par Dj Amor et le rappeur Rekta23, l’association œuvre pendant près de deux ans au développement du rap local à travers la gestion d’un studio d’enregistrement dans lequel se produisent plusieurs groupes. L’association récupère les locaux d’une autre association et hérite dans le même temps d’une dette contractée auprès du propriétaire des lieux. En 2011, après avoir investi des fonds propres, les deux amis montent un dossier de subvention en mairie. Le 7 mars de la même année, un article est publié dans un journal local24. Le fondateur de Build-Up y défend son projet et pointe du doigt l’ingérence municipale dans les affaires du hip-hop que représente à ses yeux le projet d’équipement. L’article est rédigé sur le ton d’une césure nette entre activistes du hip-hop et personnel politique. Suite à cette publication, les récits divergent. Tarek nous affirme dans un entretien ne pas avoir reçu la subvention demandée et attribue ce refus à sa prise de parole dans le journal. Du côté du service Culture, en charge de cette subvention, le directeur affirme l’avoir distribuée. Quel que soit le fin mot de l’histoire, l’affaire renseigne sur un point : la variable conflictuelle, caractéristique lilloise des relations entre acteurs du hip-hop et personnel politique, n’a pas disparu avec l’arrivée de la prise en charge du hip-hop dans le giron de la culture25. Dans tous les cas, faute d’un modèle économique stable, Build-Up cesse toute activité courant 2012.

23Voyant le jour dans un paysage local carencé en structures associatives, le Flow s’implante donc sans entrer dans une logique concurrentielle avec l’existant. Mais cette disparition d’une partie du tissu associatif révèle aussi un deuxième fait qui favorise l’installation de l’équipement : les musiciens locaux du rap ne constituent pas un groupe d’intérêts en mesure de « représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public » (Grossman & Saurugger, 2006). Du temps de Call 911, malgré les incessants conflits entre les différents groupes investis dans l’association, cette dernière était force de proposition auprès des pouvoirs locaux et œuvrait à la structuration du rap dans le nord (création de postes, organisation d’événements, financement de projet musicaux). Du côté de Build-Up, les fondateurs nourrissaient l’espoir de représenter un collectif au sens large mais se sont heurtés aux rivalités d’autres groupes et n’ont su fédérer un nombre suffisant d’acteurs autour de leur projet. Son fondateur confie :

  • 26 Entretien avec Tarek, ex-membre du groupe La Jonction, 20/10/2015.

« C’était ma dernière tentative de fédérer les gens […]. Je voulais pas que le milieu se soumette à la ville. […] Sauf que ça se crée pas comme ça. […] Le fait que je sois un MC et que je monte une structure comme ça, ben t’es confronté aux MCs, la compétition quoi. […] », (Tarek, Build-Up26).

24« Comment on rentre en compétition avec toi ? Des gens qui ouvrent d’autres studios ? » (Vincent)

« C’est des gens qui veulent pas venir, de la mauvaise pub. […] C’est des trucs comme ça. Des gens qui plombent le truc pour dire qu’ils sont mieux. » (Tarek)

25Ainsi, tant en amont que dans le présent du Flow, les nombreuses divergences entre acteurs dans la scène locale du rap n’ont pas permis la constitution d’un répertoire d’actions collectives (Tilly, 1986) efficace. « Le recours à des activités de protestation pour contester l’introduction des politiques publiques et les modalités de leur élaboration » (Dupuy & Halpern, 2009), si elles existent bien, relèvent d’initiatives individuelles isolées et n’ont pas eu d’effets significatifs sur la conduite du projet. « L’atomisation du mouvement hip-hop » et « la faiblesse du budget de cette politique » (Lafargue, 2008) ont amené « les acteurs du hip-hop à une concurrence accrue » et ont entravé la constitution d’une ligne commune rêvée par certains. L’équipement jouit donc d’un autre élément de contexte important – l’absence d’unité dans le rap local – en incarnant, du moins en façade, ce que les acteurs n’ont pu, su ou voulu réaliser : un lieu commun.

L’implication d’acteurs représentatifs dans l’organigramme de l’équipement

  • 27 On anonymise ces acteurs pour mobiliser des propos tenus qui pourraient leur être préjudiciables.

26La légitimation progressive du Flow par les musiciens de rap se construit également, lors de la première saison d’activité, via la présence de deux acteurs27 de la scène locale dans l’équipe de travail. Suite à leur recrutement, ceux-ci vont contribuer à adapter les règles administratives de l’équipement au mode de fonctionnement des musiciens du rap.

  • 28 Il est depuis 1992 beat maker dans différents groupes, animateur-radio et ingénieur du son dans son (...)
  • 29 Propos tenus lors d’une conférence à Sciences Po Lille, intitulée « Le rap et les institutions ». F (...)

27Le premier, acteur historique du hip-hop en région28, est retenu au poste de « chargé de projet ». Il s’investit en nourrissant les espoirs de faire du Flow le « La Chapelle du hip-hop lillois29 », c’est-à-dire, un lieu de rencontre et de collaboration mais aussi un lieu d’incubation de projets. Sa connaissance du milieu et la proximité qu’il entretient avec de nombreux groupes de rap locaux expliquent la forte présence des musiciens du rap la première année d’activité.

  • 30 Entretien avec le chargé d’accueil au public, 01/12/2014.

28Le second est rappeur dans un groupe de rap lillois emblématique dans les années 2000. Originaire du quartier de Moulins, il a lui aussi une grande connaissance de la scène locale du rap. C’est lui qui est choisi pour être le premier « chargé d’accueil des publics ». Selon ses dires, il doit son recrutement à son identité d’artiste. Comme il l’explique : « J’ai été reçu en entretien et ils se sont dit : “Enfin quelqu’un du hip-hop qui se présente”. […] J’ai l’impression qu’ils cherchaient quelqu’un du hip-hop30. »

29Conjointement, ces deux acteurs se font les promoteurs de leur lieu de travail auprès d’une scène encore rétive à l’utilisation des outils d’équipement. Ils découvrent au travers de leurs nouveaux métiers les lourdeurs administratives liées au fonctionnement en régie directe et le manque d’adéquation avec les temporalités des musiciens du rap. Pour accéder aux studios de répétition, ces derniers doivent fournir un ensemble de pièces justificatives (numéro de Siret, statuts d’association, assurance, carte d’identité) qui, une fois réunies, sont envoyées en mairie sous forme de demande de « convention de mise à disposition », demande dont le retour peut prendre plusieurs semaines. Ensemble et avec l’accord de leur directeur, ils prennent donc la décision de passer outre le règlement qui régit l’accès aux studios et facilitent de fait leur occupation par les musiciens du rap. Le chargé d’accueil des publics témoigne :

  • 31 Ibid.

« Mais attention. C’est parce qu’on était pirate. On était pirate mais en tout cas dans les studios de répét, c’était rempli. Parce que moi, fuuuiiit : “Allez-y les gars. […] Le truc est vide, prenez-le”. […] Y a un moment avec [le chargé de projet], on se demandait comment on fait. La convention, elle met trois mois à revenir31. »

  • 32 Un rappeur local, central dans la scène local au milieu des années 2010, a par exemple mis en place (...)

30Leur présence, leur position dans le rap local et la souplesse avec laquelle ils rendent accessibles ces studios ont amené trente-six groupes locaux à y répéter. La deuxième saison, cependant, deux éléments viennent freiner cette présence accrue des musiciens du rap : la non-reconduction de leur contrat et la tarification des accès aux studios. Du côté de la mairie, la non-reconduction des contrats est justifiée par le fait que les équipements municipaux doivent éviter de multiplier les contrats courts et doivent à terme privilégier le recrutement de fonctionnaires. Cette non-reconduction entraine dans son sillon une forme de désertification de l’équipement par une partie des rappeurs locaux dont l’absence est vécue comme un soutien symbolique aux débauchés32.

31Parallèlement, l’élue à la culture intime au directeur de générer des rentrées d’argent et l’amène à tarifer l’utilisation des studios d’enregistrement. Celui-ci témoigne :

  • 33 Entretien avec Olivier Sergent, 06/07/16.

« Y a cet objectif maintenant de “recettes, recettes, recettes”. Donc on m’a demandé de faire payer [l’accès aux studios], de manière modique quand même, pour que ça reste accessible33. »

32D’une utilisation gratuite et immédiate, l’accès au studio devient payant et est soumis à une convention plus souple mais toujours contraignante. Cependant, le directeur obtient de signer lui-même ces conventions de mise à disposition, réduisant ainsi le temps de validation. Mais cet assouplissement signifie également un retour au respect des règles :

  • 34 Ibid.

« On a réussi à avoir un délai de sept jours mais c’était encore trop long. Et là maintenant, j’ai le droit de signer ce type de convention, de délibération. Y a un arrêté qui me donne le droit de signer. Et maintenant si tu viens, je suis là, je te le signe34. »

33Ce retour aux règles dessert en partie le Flow puisque la très faible fréquentation de ces studios par les rappeurs amène leur ouverture sans limite à d’autres genres musicaux. Les musiciens du rap y restent prioritaires mais n’en n’ont plus le monopole.

La construction progressive d’un équipement incontournable

34Au fil des saisons, les ressources de l’équipement se précisent. Différents dispositifs sont mis en place à destination des rappeurs qui s’investissent alors dans la vie de l’équipement. Ces ressources, quand elles sont mobilisées, engagent des mutations de point de vue des musiciens qui, par leur présence dans l’équipement, participent de l’installer durablement dans le paysage local. Cette troisième partie analyse les différents éléments qui permettent au Flow de devenir une structure que les musiciens peuvent difficilement ignorer.

Des offres attractives pour la captation des musiciens du rap

35En plus de la faiblesse du tissu associatif et la présence de musiciens du rap dans l’organigramme du Flow, l’acceptation de l’équipement se voit renforcée par le fait que celui-ci s’impose progressivement comme un moyen de combler partiellement un vide dans la chaine de production du rap lillois. Il s’y concentre en effet différentes ressources que les musiciens du rap trouvent difficilement ailleurs. L’acceptation de l’équipement s’explique donc aussi au niveau de « l’action en train se faire » (Dubois, 2003). Les différentes offres d’équipement participent de convaincre certains musiciens du rap d’y travailler.

36D’abord, certains dispositifs, uniques en région, proposent aux musiciens du rap de jouer dans des conditions professionnelles, c’est-à-dire, une salle de taille moyenne (jauge de la salle : 600 personnes), des techniciens à leur disposition et un cachet. C’est le cas du Buzz Booster. Tremplin régional pensé pour « valoriser la scène musicale rap [et] accompagner la démarche de professionnalisation d’artistes émergents35 », il permet la diffusion et la valorisation des rappeurs régionaux. Il rencontre chaque année un vif succès et la finale se déroule systématiquement au Flow. En effet, seul l’équipement est aujourd’hui en capacité de prendre en charge un tel dispositif. Cela est renforcé par un autre dispositif trimestriel, le Microphone Check, qui permet aux rappeurs ayant bénéficié d’une résidence entre les murs de se présenter sur scène.

37Présente dès l’ouverture de l’équipement, la « mise à disposition » (MAD) des espaces constitue une seconde ressource attrayante. Elle ne concerne pas directement le travail de professionnalisation des artistes mais offre la possibilité aux associations locales désireuses de programmer un événement de jouir d’avantages et d’une latitude qu’aucun autre équipement culturel ne leur propose. Si elle n’est pas exclusive au Flow, elle y est particulièrement développée et n’a pas son pareil en métropole. Malik Moujouil, chargé du centre de ressources, explique :

  • 36 Entretien avec le chargé du centre de ressources, 15/02/2018.

« Sur les contrats de mise à disposition qu’on a ici, y a personne en France qui propose ce genre de deal. […] À un moment donné quand une asso vient nous proposer un concert, nous […] on leur donne la salle gratuite, on leur donne la sécu gratuite, on leur donne le son et la lumière gratuits, on leur donne le personnel gratuit. Eux, ils n’ont qu’à payer le cachet des artistes, le bar est pour eux, la billetterie est pour eux36. »

38Le troisième élément qui favorise l’acquisition d’une légitimité par l’équipement concerne les studios. Sur le territoire métropolitain, rares sont les studios qui proposent des créneaux de répétition37. Tarifé à partir de la deuxième saison, leur accès reste malgré tout attractif au regard des prix affichés par les autres studios. À la différence d’autres structures subventionnées, l’accès à ces studios n’est pas soumis à une sélection38 mais est ouvert à tous39. L’équipement offre ainsi aux musiciens du rap la possibilité d’en faire usage dans le cadre de répétition ou de préparation de concerts.

39Ces différents éléments favorisent donc l’implantation de l’équipement à travers une série de services uniques à destination des musiciens du rap. L’organisation de dispositifs-tremplins spécifiques au monde du rap, le haut niveau de mise à disposition de la salle de diffusion, la relative accessibilité des studios de répétition et surtout, l’absence d’alternatives visibles, permettent à l’équipement de se positionner comme incontournable pour qui souhaite pratiquer le rap en dehors des cercles intimes et privés.

Points de vue en mutation : le rôle central du personnel d’équipement

  • 40 « Les cultures urbaines dans le nord de la France », Parlons Franf, magazine des radios associative (...)

40La légitimation du Flow par les musiciens du rap n’est pas linéaire, rarement complète et jamais irréversible. L’embauche, l’occupation des locaux ou la mobilisation des ressources n’est pas synonyme de conversion aveugle à la cause de l’équipement. Les usages sont multiples et varient selon les degrés d’implication des acteurs dans la structure, leur situation personnelle, les opportunités qu’ils y trouvent ou les différentes options qu’il propose pour le développement de leurs carrières. Ainsi, les chargés de projet et d’accueil des publics présentés supra jouent au départ le jeu de l’équipement – ils s’en font volontiers les porte-parole auprès de la scène locale – mais se rétractent suite à l’abrogation de leur contrat. Le discours pro-équipement cède la place à une critique plus nette et négative. Dans une émission de radio locale, l’ancien chargé de projet exprime son mécontentement et explique que « la façon dont c’est mené, ça colle pas à ce mouvement40 ».

41A contrario, certains rappeurs de la scène, au départ très critiques vis-à-vis de l’équipement, viennent progressivement à s’en rapprocher. Deux cas sont mobilisés ici car ils illustrent, chacun à leur manière, des formes de légitimation en cours de l’équipement et présentent des caractéristiques communes : ils appartiennent à la même génération de rappeurs et ont tous deux commencé à rapper au début des années 2000. Ils étaient tous deux engagés dans une activité musicale avant l’inauguration du Flow et ont développé leur rap sans l’appui des structures d’accompagnement (Call 911, ARA) avant leur participation à la vie de l’équipement.

42Dans le numéro 33 d’octobre/novembre 2012 du journal local de critique sociale – La Brique – le rappeur Mwano, écrivait un article acerbe sur ce qui n’était encore qu’un projet sur papier. Il y écrit que « la prochaine inauguration nous laisse comme un goût d’imposture, de plagiat institutionnel » et que « cet hommage apparent n’est qu’une nouvelle façon de cloisonner [le hip-hop] dans sa case afin de mieux encadrer les loisirs et pratiques des afficionados41 ». Le week-end d’ouverture, il participe à l’inauguration de l’équipement et y revisite l’histoire des pratiques devant un public venu découvrir le nouveau lieu. Il explique les raisons de cet engagement :

  • 42 Entretien avec Mwano, 16/02/2015.

« J’ai eu ce taf via la Compagnie Générale de l’Imaginaire. […] On m’a proposé une fois, j’avais dit non, et là c’est tombé au moment où j’avais pas de thune. Donc voilà42. »

43Plus récemment, il participe à une vidéo promotionnelle de l’équipement, mise en ligne sur la page Facebook du Flow, dans laquelle il confie que :

  • 43 Vidéo promotionnelle découvrez ou re-découvrez le Flow Avec Mwano Mouche et DJ Sharki, 05/10/2017.

« J’ai été amené à faire une résidence ici parce que le Flow coproduisait une partie du spectacle. […] Après y a eu beaucoup de méfiance quand ça s’est ouvert parce que c’est géré par la municipalité. Personnellement, je me suis rendu compte qu’y avait beaucoup de gens de bonne volonté. Et je suis revenu un peu sur mes positions. Je pense qu’y a aussi certaines personnes qui ont un peu relativisé leur méfiance vis-à-vis du Flow43. »

  • 44 Étant également membre de l’association, nous avons participé à ces débats de l’intérieur.
  • 45 Carnet de terrain, notes du 05/05/2017.

44On trouve chez un autre rappeur, Lax, une trajectoire de point de vue similaire. Parallèlement à son activité musicale, il a été membre du collectif Renart qui œuvre à la promotion de l’art mural dans la région Hauts-de-France. Cette association organise tous les deux ans un festival d’art mural, la BIAM, depuis 2013. Pour l’édition de 2015, un débat houleux s’est engagé au sein de l’association sur la question d’un éventuel partenariat avec le tout nouveau Flow44. Lax s’est radicalement positionné contre toute forme de collaboration avec l’équipement et la décision d’y organiser la fête de clôture du festival l’a amené à quitter l’association. Un an plus tard, le 7 mai 2016, on le retrouve sur la grande scène du Flow en première partie d’un concert de Hugo TSR. Par la suite, il crée son association – « Coup de Pioche » – avec laquelle il organise à deux reprises (janvier et mars 2017) des soirées rap sur la petite scène de l’équipement. Lors de discussions informelles, il explique sa récente participation à la vie de l’équipement par une rencontre avec le chargé de projet, Sylvain, qu’il présente comme quelqu’un « qui cartonne, qui est grave à l’écoute et sans prises de tête. Il nous a bien aidés pour l’organisation des soirées “coup de bulle45” ». Il explique également avoir cherché à organiser ses soirées dans d’autres lieux mais que, mis à part quelques bars à faible capacité d’accueil, il n’a rien trouvé de semblable et s’est donc tourné vers l’équipement.

45Comme évoqué dans la partie précédente, le rôle joué par le personnel d’équipement est donc ici essentiel pour comprendre la participation de certains des musiciens les plus revêches. Dans le cas de Mwano, comme dans celui de Lax, la rencontre avec l’équipe de travail participe activement de leur présence entre les murs de l’équipement. Au contact de certains travailleurs du Flow, leurs qualités reconnues (disponibilité, écoute, souplesse vis-à-vis du règlement, identité artistique reconnue) jouent en faveur d’une progressive acceptation de l’équipement. Ils endossent alors le rôle joué avant eux par les acteurs associatifs, celui d’intermédiaire entre la mairie et les musiciens du rap. L’équation « équipement = pouvoir local » perd alors de sa force au fur et à mesure que les travailleurs du Flow se rendent disponibles et convainquent les acteurs de l’intégrité avec laquelle ils poursuivent leurs missions. Car les travailleurs du Flow sont eux aussi pris dans des logiques politiques qui les dépassent. La lourdeur et la lenteur des procédures administratives inhérentes à l’organisation de l’équipement les amènent « à des compromis, des détours dans leur action, les forçant à la limite à tricher avec leur propre objectif » (Crozier & Friedberg, 1977). De fait, il apparaît qu’au quotidien, ils sont moins perçus comme les exécutants du pouvoir local que comme des intermédiaires entre celui-ci et les musiciens du rap, voire les complices de ces derniers en opposition à ce qui est perçu comme des incohérences de l’organisation municipale.

Conclusion

46On a cherché dans cet article à questionner l’acceptation d’un ordre légitime, objectivé dans un équipement, par ses destinataires présumés : les musiciens du rap. Pour cela, on a montré comment l’implantation du Flow était à observer au regard à la fois d’une histoire des politiques culturelles lilloises, de l’état de la scène locale lors de son émergence et de positionnements mouvants de certains acteurs suite à l’ouverture de l’équipement. C’est ainsi que, au terme de l’article, le cas du Flow témoigne d’un processus d’acquisition d’une légitimité qui se met en place sur au moins trois plans.

47D’abord, les musiciens du rap qui s’engagent dans une collaboration avec l’équipement le font pour des raisons pratiques : précarité économique, absence de lieu alternatif de même acabit et haut niveau de mise à disposition constituent un cocktail puissant qui rend difficile la pratique visible du rap en dehors d’un équipement qui représente petit à petit une forme de guichet unique (Epstein, 2012).

48Ensuite, c’est dans et par les interactions entre musiciens du rap et personnel d’équipement que se construit la progressive acceptation de l’équipement. Impersonnel et nébuleux à l’état de projet, l’équipement était perçu collectivement comme une forme d’ingérence municipale dans les affaires du hip-hop. Dès lors qu’il est incarné par des acteurs chez qui les musiciens du rap décèlent bonne foi et bon sens, ces derniers revisitent leur jugement à l’aune de l’accompagnement dont ils bénéficient.

49Enfin, la légitimation du Flow passe par le fait que l’équipement occupe en partie l’espace que l’absence de structures privées laisse vacant. S’il existe des labels de production et des studios d’enregistrement propres au rap sur le territoire, ils restent peu influents pour le travail d’accompagnement des rappeurs hors région. Parallèlement, les inimitiés à l’œuvre entre acteurs de la scène locale ne contribuent pas à porter les musiciens du rap sur les sentiers de leur professionnalisation. Dans ces conditions, il n’est pas impossible que le Flow participe de « servir les intérêts de la scène locale, en compensant l’absence d’un maillon dans la chaîne de production du rap » (Guillard, 2016). Pour l’heure, il apparaît que l’équipement poursuit la relation de dépendance dans laquelle musiciens du rap et représentants des pouvoirs publics interagissent depuis trente ans. On peut alors se demander si ces différents mécanismes par lesquels la légitimité du Flow s’acquiert ne révèlent pas, en partie du moins, une forme d’imposition à la légitimation.

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Bibliographie

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Tilly Charles (1986), La France conteste, Paris, Fayard.

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Notes

1 « Dès 1997, dans presque toutes les catégories de la population existe une minorité réceptive au rap. » (Hammou & Molinero, 2020)

2 Mission « Cultures Urbaines », rapport au ministre de la culture et de la communication, 2007, p12.

3 L’expression « musiciens du rap » est employé dans l’article pour désigner l’ensemble des participants à la production de la musique rap : rappeurs, beat makers, DJs, ingénieurs du son, instrumentistes, etc.

4 Pour plus de détails sur cette évolution en trois étapes, voir le chapitre 8 de la thèse de Séverin Guillard.

5 Source : www.mairie-lille.fr/fr/Culture/cultures-urbaines/centre-euroregional. La page n’existe plus in La Brique, no 13, avril 2009.

6 Document municipal : « Création d’une maison du Hiphop et extension de la maison folie de Moulin : notice explicative ». Ville de Lille, 2009.

7 Carnet de terrain, notes du 06/10/2014.

8 La régie directe est un mode de fonctionnement qui place sous tutelle municipale un équipement. Ce fonctionnement implique pour les directeurs et directrices d’équipements l’aval systématique de différents services en mairie.

9 Entretien avec Olivier Sergent, directeur du Flow, 06/07/16.

10 Entretien avec Roger Maucourt, chargé de mission au sein du service « Animation et Jeunesse », 07/10/2017.

11 Entretien avec Catherine Cullen, élue à la culture entre 2001 et 2014, 16/11/16.

12 Ibid.

13 Démocratisation et démocratie culturelle sont les deux principes dominants qui sous-tendent l’action culturelle en France. Le premier, plus ancien, est une politique d’ouverture d’accès aux institutions (Dubois, 1994) et aux œuvres de prestige. Le second engage la reconnaissance et la promotion de la diversité des cultures (Ibid.).

14 Entretien avec Marion Gautier, élue à la culture depuis 2014, 21/07/2016.

15 Rania Harrar, dernière coordinatrice de l’association Call 911. Citée dans « Un temple du hiphop ouvre à Lille », Le Monde, 04/10/2014.

16 Entretien avec Ivy Fonge, animateur- radio et activiste hip-hop, 06/11/2015.

17 Dj Pass, disquaire pour Urban Music. Cité dans « Ouverture du CECU à Lille : un projet qui fait beaucoup parler chez les rappeurs », La Voix du Nord, 03/10/2014.

18 Olivier Sergent, directeur du Flow et des maisons folies de Moulins et Wazemmes. Cité dans « Lille : Olivier Sergent, directeur du CECU : “C’est sûr, on est attendu au tournant” », Nord Éclair, le 16/10/2014.

19 Entretien avec Malik Moujouil, ancien chargé de projet cultures urbaines et actuel chargé du centre de ressources et de la médiation culturelle au Flow, 09/11/2016.

20 Entretien avec Rania Harrar, 16/04/2016.

21 Source : https://www.societe.com/societe/call-911-435016183.html consulté le 18 janvier 2019.

22 Source : https://www.procedurecollective.fr/fr/liquidation-judiciaire/1133898/lassociation-call-911.aspx consulté le 18 janvier 2019.

23 Rekta : le verlan de son prénom, Tarek, ex-membre du groupe La Jonction.

24 « Rekta : Il y a déjà une maison du hip-hop dans le quartier de Moulins », La Voix du Nord, 07/04/2011.

25 Dans le nord, dès le milieu des années 1980, les conflits entre représentants institutionnels et acteurs du hiphop local balisent leurs relations. Pour chaque période (prise en charge associative, traitement social, prise en charge culturelle) on trouve des traces de conflits d’intérêts.

26 Entretien avec Tarek, ex-membre du groupe La Jonction, 20/10/2015.

27 On anonymise ces acteurs pour mobiliser des propos tenus qui pourraient leur être préjudiciables.

28 Il est depuis 1992 beat maker dans différents groupes, animateur-radio et ingénieur du son dans son propre studio.

29 Propos tenus lors d’une conférence à Sciences Po Lille, intitulée « Le rap et les institutions ». Février 2015. Il fait référence au terrain vague en friche de La Chapelle, en face du métro Stalingrad à Paris. À partir de l’été 1986, DJ Dee Nasty y organise des fêtes dans lesquelles graffeurs, danseurs et rappeurs s’y côtoient.

30 Entretien avec le chargé d’accueil au public, 01/12/2014.

31 Ibid.

32 Un rappeur local, central dans la scène local au milieu des années 2010, a par exemple mis en place une pétition de soutien au chargé projet, déclarant avoir « parlé avec plein d’artistes qui étaient d’accord sur le fait que c’était pas normal qu’il se soit barré ». Entretien du 02/11/2015.

33 Entretien avec Olivier Sergent, 06/07/16.

34 Ibid.

35 Source : http://buzzbooster.fr/#ledispositif consulté le 21/08/2019.

36 Entretien avec le chargé du centre de ressources, 15/02/2018.

37 Le studio « La Nébuleuse » ou ceux de la Compagnie Tire-laine propose des séances de répétition à 10 euros de l’heure. Le Flow propose des créneaux de deux heures pour 9 euros avec tarif dégressif.

38 Voir http://www.lamalterie.com/malterie/fr/studios-de-repetition-0 consulté le 21/01/2019.

39 Voir http://flow.lille.fr/acces-aux-studios/ consulté le 21/01/2019.

40 « Les cultures urbaines dans le nord de la France », Parlons Franf, magazine des radios associatives du nord de la France, no 12, début 2016.

41 Source : http://labrique.net/index.php/thematiques/droit-a-la-ville/150-la-maison-du-hype-hop consulté le 14/01/2019.

42 Entretien avec Mwano, 16/02/2015.

43 Vidéo promotionnelle découvrez ou re-découvrez le Flow Avec Mwano Mouche et DJ Sharki, 05/10/2017.

44 Étant également membre de l’association, nous avons participé à ces débats de l’intérieur.

45 Carnet de terrain, notes du 05/05/2017.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Becquet, « Acquérir une légitimité : défiance et promotion du Flow par les musiciens lillois du rap »Volume !, 17 : 2 | 2020, 149-164.

Référence électronique

Vincent Becquet, « Acquérir une légitimité : défiance et promotion du Flow par les musiciens lillois du rap »Volume ! [En ligne], 17 : 2 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/volume/8593 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.8593

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Auteur

Vincent Becquet

Vincent Becquet est doctorant au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (UMR 8026) de Lille.

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Droits d’auteur

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