Navigation – Plan du site

AccueilTous les numéros17 : 2Publics et espaces publicsLes formes de distinction parmi l...

Publics et espaces publics

Les formes de distinction parmi les jeunes auditeurs de rap et de r‘n’b : d’une sociologie de la consommation à une sociologie de la réception

Distinction Among Young Rap and RnB Fans: From a Sociology of Consumption to a Sociology of Reception
Florence Eloy et Tomas Legon
p. 167-183

Résumés

Cet article a deux ambitions : observer le rap et le r‘n’b à travers le prisme du public adolescent des années 2000, et construire cette observation autant par une étude de la consommation (à l’aide de données quantitatives) que par une analyse des modes d’appréhensions mobilisés (via entretiens et observations). On se donne ainsi les moyens de vérifier dans quelle mesure les musiques hip-hop et leurs auditeurs sont pris dans des logiques « classiques » de légitimité culturelle, y compris chez les plus jeunes générations et pour ces genres musicaux associés au populaire. Notre approche permet également de s’intéresser aux « prises » (ou « déprises ») spécifiquement liées à ces esthétiques musicales et dont se saisissent plus ou moins les différents adolescents.
Suivant les dispositions culturelles intériorisées dans leur passé, les mêmes caractéristiques esthétiques peuvent constituer aussi bien des supports du goût que des « déprises » chez les différents auditeurs. En outre, nous montrerons que toutes les prises potentielles du rap et du r‘n’b ne bénéficient pas de la même légitimité culturelle au début des années 2010 en s’intéressant à la valeur symbolique attribuée par l’instance de légitimation que constitue l’École aux diverses franges de ces genres et à leurs différents modes d’écoute.

Haut de page

Texte intégral

1Le rap constitue un genre musical qui a connu une trajectoire atypique au regard de celles observées pour d’autres courants relevant au départ des musiques populaires comme le jazz, le rock ou plus récemment l’électro. Ainsi, ce genre, loin de suivre un mouvement clair de légitimation, est, dans les années 2000, « plus populaire que jamais » comme le soulignent Karim Hammou et Stéphanie Molinero (2020) : par rapport aux années 1990, ses publics, bien que beaucoup plus nombreux, sont moins diversifiés socialement, se concentrant davantage parmi les classes populaires. La comparaison avec l’évolution socio-historique d’autres genres musicaux conduit à une autre surprise : alors que le public du rap s’est largement diversifié en âge depuis les années 1990 (époque où le goût pour le genre était presque exclusivement juvénile), ce sont bien, à la fin des années 2000, chez les plus jeunes que cette concentration dans les classes populaires est la plus nette.

2C’est là tout l’intérêt de mettre la focale sur la période de l’adolescence, qui est donc au cœur de la tendance décrite plus haut, comme très souvent en matière de musique où c’est à partir des jeunes générations que se construisent les grandes évolutions : les Français tendant à développer certaines passions musicales durant cet âge de la vie et à les conserver en vieillissant (Donnat & Eloy, 2017). Pour ce faire, nous mobilisons plusieurs enquêtes portant sur les collégiens et/ou les lycéens. Il s’agit d’une part de données quantitatives, issues de l’enquête longitudinale PANEL – L’enfance des loisirs (DEPS) qui suivait une cohorte de jeunes français, âgés de 11 à 17 ans, de 2002 à 2008. D’autre part, nous mobiliserons des données à dominantes qualitatives produites dans le cadre de nos deux thèses de sociologie, qui portaient respectivement sur les rapports entre cultures juvéniles et culture scolaire, appréhendés à travers l’enseignement de la musique au collège (Eloy, 2012, 2015) et sur la manière dont les lycéens construisent des avis a priori en matière de musique et de cinéma (Legon, 2014). Nous nous saisissons à la fois des données relatives au rap, mais aussi de celles concernant le r‘n’b, genre connexe (Donnat & Eloy, 2017 ; Hammou & Molinero, 2020) et qui apporte un contrepoint intéressant notamment du point de vue des clivages de genre qu’il donne à voir.

  • 1 C’est cette approche qui caractérise notamment l’essentiel des études statistiques sur les pratique (...)
  • 2 Selon Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, celles-ci désignent « les accès qu’offrent les obj (...)
  • 3 La validité des résultats présentés sont limités à cette période spécifique des années 2000 et donc (...)

3Ce cumul de différentes enquêtes est à notre sens heuristique, dans la mesure où il permet de développer une double approche d’une sociologie de la consommation (grâce notamment aux données quantitatives de L’enfance des loisirs) et des formes de réception du rap et du r‘n’b (grâce aux terrains d’enquête de nos thèses respectives) offrant un autre éclairage sur les mécanismes de distinction inhérents à l’écoute musicale, alors que l’analyse de « l’écoute » est le plus souvent cantonnée aux questions des pratiques effectives (consommer plus ou moins régulièrement des musiques, indépendamment du goût) et des goûts ou dégoûts pour des genres1. Cette approche combinant sociologie de la consommation et sociologie de la réception donne ainsi les moyens de vérifier dans quelle mesure les musiques hip-hop et leurs auditeurs sont pris dans des logiques « classiques » de légitimité culturelle (au sens de Bourdieu, 1979), y compris chez les plus jeunes générations et pour ces genres musicaux associés au populaire. Il ne s’agit pas pour autant d’occulter les « prises2 » (ou « déprises ») spécifiquement liées à ces esthétiques musicales (Hennion, 1993), comme celle de « l’authenticité », et dont se saisissent plus ou moins les différents adolescents des années 20003.

4On verra notamment que suivant les dispositions culturelles intériorisées dans leur passé (familial, scolaire, amical, etc.) les mêmes caractéristiques esthétiques peuvent constituer aussi bien des supports du goût que des « déprises » chez les différents auditeurs. Si la pluralité des modalités de réception du rap a déjà été mise en évidence par des travaux portant sur des jeunes adultes (Molinero, 2009), la focale sur les publics adolescents permet de faire la genèse de ces différenciations. En outre, nous insisterons sur le fait que toutes les prises potentielles du rap et du r‘n’b ne bénéficient pas de la même légitimité culturelle au début des années 2010 en s’intéressant à la valeur symbolique attribuée par l’instance de légitimation que constitue l’École aux diverses franges de ces genres et à leurs différents modes d’écoute (à travers l’étude des programmes scolaires et des pratiques enseignantes en éducation musicale).

  • 4 Les premiers se caractérisent par l’attention à la fonction des biens culturels (fonction pratique (...)

5Dans une première partie, il s’agira de montrer ce que les données macrosociologiques de L’enfance des loisirs permettent de comprendre à la fois de la pratique effective d’écoute du rap et du r‘n’b (mesurée notamment par l’intensité d’écoute) et du goût chez ce public spécifique des adolescents des années 2000, dans le sillage des analyses statistiques sur les pratiques culturelles menées depuis le milieu du xxe siècle en France. Le recours à des entretiens individuels, des études de cas et des observations en classe nous permettra ensuite de détailler les modalités de réception des deux genres. Grâce à des outils théoriques proposés par Pierre Bourdieu (1979), Jean-Claude Passeron (1991) ou Bernard Lahire (1993), notamment l’opposition entre rapports éthicopratiques et rapports formels à la musique4, nous analyserons les expériences spécifiques des amateurs comme des détracteurs du rap et du r‘n’b. En ayant les moyens empiriques de comparer la réception spécifique que propose l’école de ces genres aux manières ordinaires dont les différents jeunes les écoutent, nous proposerons une réflexion originale sur des mécanismes contemporains de reconnaissance de cette musique, liant d’une part analyse des différenciations sociales (de classe comme de genre) de ces goûts et des réceptions associées, et d’autre part, indicateurs des formes de légitimation institutionnelle dont ils font l’objet.

Les dynamiques relatives à l’âge, le sexe et l’origine sociale du goût pour le rap et le r‘n’b

6L’enquête L’enfance des loisirs (Octobre et al., 2010), qui suit des enfants de la fin de la primaire au lycée, donne les moyens de creuser les dynamiques relatives à l’âge, au genre et à la classe sociale et permet donc de mieux contextualiser le fait que le rap soit « plus populaire que jamais » à la fin des années 2000, en particulier chez les 15-19 ans.

Le rap et le r‘n’b, des genres caractéristiques du collège, entre effets d’âge et effet de génération

7Le rap et le r‘n’b sont des genres particulièrement emblématiques du collège dans la génération des enquêtés de L’enfance des loisirs (entrés au collège en 2003). En effet, ces derniers se focalisent en particulier au début du collège sur ces genres qui sont les plus rattachés à leur génération :

Figure 1 : Évolution des goûts musicaux de la fin de l’école primaire au lycée.

Figure 1 : Évolution des goûts musicaux de la fin de l’école primaire au lycée.
  • 5 Les enquêtés étaient invités à préciser leurs genres préférés, pouvant choisir autant de réponse qu (...)

Source : DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2010.
Base = enquêtés déclarant écouter de la musique au moins une fois par mois et ayant au moins cité un genre musical apprécié
5.

8Si le graphique signale en premier lieu une prédominance nette du rap/hip-hop et r‘n’b au côté d’autres genres comme le rock, la techno et les variétés internationales et françaises, dans les goûts musicaux des adolescents, par opposition à la musique classique/opéra et le jazz, il est également intéressant de souligner une certaine similarité de l’évolution du rap et du r‘n’b au cours de l’adolescence. Ainsi, ils se distinguent par une variation de popularité « en cloche », à savoir que ce goût progresse fortement chez les enquêtés avec l’arrivée au collège pour connaître ensuite un déclin relatif, à l’inverse par exemple des variétés françaises et internationales qui suivent une distribution « en U » : les enquêtés tendent à les délaisser avec l’entrée au collège, pour y revenir ensuite pour certains d’entre eux au lycée. L’évolution du rap et du r‘n’b se distingue également de celle de la techno, de la musique du monde et surtout du rock, qui sont des préférences qui progressent tout au long de l’adolescence.

9Or, ces styles de musique particulièrement plébiscités au cours du collège sont justement ceux que les parents des enquêtés du panel apprécient le moins (ils sont seulement 5,5 % pour le rap et 6,5 % pour le r‘n’b à les citer comme genre préféré). Le collège est donc une période durant laquelle ce sont les genres les moins répandus parmi les générations précédentes qui sont les plus populaires, ces deux préférences musicales concernant à cette période du cycle de vie une majorité des adolescents. Tout se passe donc comme si la hausse de l’intensité de la pratique d’écoute de musique enregistrée, très liée à l’essor de la sociabilité juvénile (Sohn, 2001), se traduisait dans un premier temps par une standardisation des goûts musicaux, s’alignant sur les normes des groupes de pairs et se distanciant de ceux portées par la famille.

  • 6 L’adolescence coïncide ainsi avec le « moment radiophonique » (Glevarec, 2003) récurrent dans les c (...)

10Sans oublier l’immense variété des trajectoires possibles durant l’adolescence, il semble néanmoins possible de modéliser les modes d’engagement dans la musique durant cette période par une « carrière d’auditeur » dont on peut schématiser les étapes. Au collège, période d’investissement dans l’écoute musicale et de découverte de nouveaux genres musicaux par rapport à ceux écoutés dans le cadre familial, les adolescents privilégient nettement les styles propres à leur génération (le rap et le r‘n’b par exemple, depuis la moitié des années 1990) dans un contexte de standardisation des goûts musicaux, portés par les groupes de pairs et des médias audiovisuels massifs, généralistes et/ou qui s’adressent spécifiquement à un public juvénile. L’effet de génération (l’association de certains styles de musique à leur génération) et l’effet d’âge (qu’on peut caractériser ici par le fait de privilégier les genres de sa génération, et à l’intérieur de ces genres, de concentrer ses goûts sur des artistes massivement diffusés et populaires) se combinent donc à ce moment du cycle de vie, ce qui permet de comprendre la forte progression du rap et du r‘n’b, et inversement, la désaffection vis-à-vis d’autres catégories musicales pourtant populaires en fin de primaire (notamment les variétés françaises et internationales, les plus citées par les parents des enquêtés pour caractériser leurs goûts musicaux). C’est en s’appuyant tout d’abord sur ces genres de musique et sur les médias audiovisuels qui les diffusent6 qu’on note dans un deuxième temps une intensification de l’écoute, suivie – pour certains dès la deuxième moitié du collège – d’une prise de distance relative et variable avec les médias les plus répandus. Une fois au lycée, cela concerne une part plus grande des adolescents qui sont aussi plus nombreux à être ouverts à des styles musicaux appréciés par d’autres générations (toujours les variétés françaises et internationales, mais aussi le rock ou les musiques du monde) dans une logique de diversification et de singularisation des goûts musicaux, ce qui occasionne une relative désaffection par rapport au rap et au r‘n’b. En d’autres termes, quand on s’arrête sur ce qui se passe au moment du collège, on constate que ce qui correspond à la première tranche d’âge de l’échantillon de l’enquête Pratiques culturelles des Français (les 15-19 ans), où les amateurs de rap sont, avec les 20-24 ans, les plus nombreux par rapport aux autres catégories d’âge plus âgées (Hammou & Molinero, 2020), est en réalité une population parmi laquelle le goût pour le rap et le r‘n’b a déjà connu un recul avec l’avancée en âge. Ce recul est relatif, puisque 45 % des enquêtés de 17 ans déclarent aimer le rap contre 54,5 % à 13 ans (resp. 42,5 % et 54,5 % pour le r‘n’b), mais tout de même notable.

L’évolution des écarts de préférences pour le rap et r‘n’b selon le sexe dans un contexte de popularisation des deux genres musicaux

11Pour résumer à grands traits les évolutions du poids de l’origine sociale et du sexe des adolescents de l’enquête L’enfance des loisirs au cours de l’adolescence, commençons par souligner le caractère très genré de ces deux styles musicaux.

Tableau 1 : Préférence pour le rap et/ou le r‘n’b suivant le sexe et l’avancée en âge.s

Fin de primaire

5ème

3ème

1ère

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

garçons

41

23

57

49

58

44

51

36

filles

27

25

54

62

57

62

43

52

Total

34

24

55

56

57

53

47

44

Source : DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2010. Base = enquêtés déclarant écouter de la musique au moins une fois par mois et ayant au moins cité un genre musical préféré

12Par rapport au rap, la percée du r‘n’b au moment du collège est d’autant plus marquée que ce genre est assez peu cité, chez les garçons comme chez les filles, en fin de primaire (respectivement 25 % et 23 %, contre 49 % et 62 % en 5ème). Mais cette forte progression ne s’opère pas de la même manière chez les filles et chez les garçons. Tout d’abord, le rap est, tout au long de l’adolescence, plus cité par les garçons, le constat inverse prévalant pour le r‘n’b. Néanmoins, au moment du collège, l’écart selon le sexe est beaucoup plus marqué concernant le r‘n’b que le rap (au moins 13 points d’écart de pourcentage contre maximum 3 % dans le cas du rap). Il semble donc que le r‘n’b soit, au moment où prédominent ces deux genres musicaux dans les goûts adolescents, plus clivant que le rap. On retrouve ici de manière particulièrement marquée au collège des années 2000 la logique de la moindre valence culturelle du féminin que décrit Dominique Pasquier dans Cultures lycéennes (2005) : si des biens culturels masculins peuvent être perçus comme désirables par les filles au moment de l’adolescence, la réciproque n’est pas vrai, avec un certain rejet masculin des goûts associés au féminin.

13Cependant, on peut souligner une évolution intéressante au moment du lycée : alors que les écarts de sexe restent relativement stables concernant le r‘n’b, ils se creusent sur le rap. Cela intervient dans un contexte dans lequel ces deux genres musicaux deviennent plus clivants socialement (phénomène qui s’accentue au cours du collège) et disparaissent du trio de tête des préférences musicales des enfants de classes moyennes et de classes supérieures (au profit notamment du rock), tandis qu’ils restent en tête des références cités par les lycéens de classes populaires.

  • 7 L’indicateur de l’origine sociale dont nous faisons usage ici est une variable de synthèse entre la (...)

Tableau 2 : La préférence pour le rap et/ou le r‘n’b suivant l’origine sociale7 et l’avancée en âge.

fin du primaire

5ème

3ème

1ère

Origine sociale

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

rap/hip-hop

r‘n’b

favorisée

33

23

47

47

40

40

33

31

moyenne

29

24

53

55

52

49

42

41

populaire

37

25

60

60

68

61

56

52

Total

34

24

55

56

57

53

47

44

Ecart maximum

8

2

13

13

38

21

23

21

Source : DEPS, Ministère de la culture et de la communication, 2010.

14L’ancrage populaire plus marqué du rap se traduit ainsi par une masculinisation accrue du genre. C’est d’autant plus notable que la tendance d’ensemble soulignée par Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie Berthomier (2010) sur les différentes pratiques culturelles est, à partir de la fin du collège, une atténuation des clivages de sexe et une accentuation des écarts selon l’origine sociale. Le cas du rap laisse penser qu’une préférence masculine qui se « popularise » durant le cycle de vie représente une configuration spécifique qui conduit à renforcer la caractéristique genrée de la pratique. Comme nous l’évoquions plus haut, les filles font preuve d’une tolérance voire d’une ouverture non-réciproque par rapport aux préférences masculines (Pasquier, 2005 ; Détrez, 2011). Les données laissent penser que celle-ci serait en réalité moins valable quand ce caractère masculin se double d’une inscription populaire marquée.

Au-delà des préférences déclarées : autant d’auditrices, mais moins engagées

15Néanmoins, cette désaffection relative des filles vis-à-vis du rap au moment du lycée peut camoufler d’autres modes d’engagement moins visibles à une échelle macrosociologique. En effet, en permettant de préciser, dans une liste de genres fermée, des préférences et éventuellement des dégoûts, les enquêtes statistiques mobilisées jusqu’ici donnent des ordres de grandeurs indispensables, mais font disparaître une réalité pourtant constamment rencontrée à une échelle plus micro : les pratiques moins engagées, voire sans goût (les pratiques d’accompagnement [Lahire, 2004], par exemple). On pourrait ainsi imaginer qu’en grandissant, certains auditeurs issus des milieux supérieurs ne perdent en réalité pas leur intérêt pour le rap, mais tendent simplement à lui préférer certains autres genres qu’ils choisissent au moment de répondre au questionnaire. Ce type d’hypothèse a conduit à une tentative méthodologique permettant de la vérifier à un niveau macrosociologique lors d’une enquête quantitative concernant 833 lycéens rhônalpins entre 2009 et 2010. À l’intérieur d’une liste fermée de 14 genres, ces lycéens pouvaient en choisir un seul comme genre « préféré », mais pouvaient également en désigner autant qu’ils voulaient comme des genres « écoutés souvent » ou comme des genres « écoutés de temps en temps ». Ils pouvaient également en désigner un comme étant un genre qu’ils ne connaissaient pas encore mais qu’ils seraient curieux de découvrir (« désirable »), un autre pour lequel ils n’avaient au contraire pas de curiosité (« indésirable »), et un dernier qu’ils connaissaient et était le genre qu’ils aimaient le moins de la liste (« détesté »).

Figure 2 : Variété des modalité d’appréciation du rap suivant le sexe et l’origine sociale

Figure 2 : Variété des modalité d’appréciation du rap suivant le sexe et l’origine sociale

Source : Enquête M’Ra! 2009-2010
“Diplômés” = la mère du répondant ou de la répondante a un diplôme supérieur au bac.
“Non-diplômés” = la mère du répondant ou de la répondante a un diplôme inférieur au bac.

  • 8 Sur l’intérêt d’utiliser le diplôme de la mère comme indicateur statistique pour mesurer l’effet de (...)

16Si les résultats confirment l’ancrage populaire et genré du rap au lycée, ils indiquent aussi que plus on s’intéresse aux pratiques d’écoute les moins engagées, plus on trouve d’auditrices de ce style musical. On peut aller plus loin en remarquant que ce niveau de détail méthodologique permet de faire apparaître des modalités de pratique distinctes chez les filles suivant le niveau de diplôme de la mère8. Ainsi, peu de filles dont la mère a un diplôme inférieur au bac indiquent le rap comme étant leur genre préféré, mais elles sont particulièrement nombreuses à en écouter souvent (presque un tiers d’entre elles). De même, plus du quart des filles qui ont grandi dans des familles diplômées déclarent écouter du rap « de temps en temps », alors que seulement 20 % d’entre elles déclarent une modalité d’écoute plus engagée. Si, au lieu de se focaliser sur le goût, on s’intéresse à la pratique effective (écouter du rap au moins de temps en temps), les filles rattrapent, voire dépassent les niveaux de pratique de leurs homologues masculins, l’origine sociale restant la variable déterminante. Les entretiens montrent que cette écoute « de temps en temps » peut autant correspondre à un goût faible qu’à des pratiques d’accompagnement (écouter avec des amis ou avec son petit copain), des écoutes limitées à des contextes précis (partager des « délires » entre amis) ou à une pratique consistant à se tenir au courant de l’actualité musicale.
En comparaison, le r‘n’b permet moins d’observer cet effet de rééquilibrage des sexes. La moindre valence du féminin continue donc à jouer : même à un faible niveau d’engagement, la transgression des normes de genres pour les garçons reste très peu opérée.

17Ainsi, on peut souligner à partir des données de L’enfance des loisirs plusieurs résultats qui permettent de resituer le creusement des écarts sociaux mis en évidence par les chiffres de l’enquête Pratiques culturelles des Français à l’heure du numérique chez les jeunes auditeurs de rap (les 15-19 ans) dans les années 2000, qui, pour autant n’ont jamais été aussi nombreux : le fait que le collège constitue une période où ces goûts sont massifs dans la population concernée, entre effet d’âge et effet de génération, ce qui est moins le cas au lycée où ils ne sont plus majoritaires ; l’apparition et la montée en puissance des écarts sociaux en matière de goût pour le rap et de r‘n’b dès l’arrivée au collège, qui s’accompagnent in fine, à l’âge de 17 ans, d’une désaffection relative des filles vis-à-vis du rap qui n’empêche pas néanmoins des formes d’engagement faibles le concernant.

Des appréhensions plurielles des musiques hip-hop

18Cette appréhension de l’écoute du rap et du r‘n’b par les adolescents via leur consommation gagne à être croisée avec une attention aux modalités de réception mises en œuvre. Ces dernières apportent également un éclairage essentiel pour saisir le degré de légitimité attribué à ces deux genres, la diffusion et la valorisation des approches esthétisantes de ces derniers constituant un élément significatif selon nous.
Lorsqu’il s’agit de hip-hop, une approche éthique des morceaux et des artistes domine particulièrement. Mais force est de constater que les modes de réception de ces musiques sont hétérogènes, situés socialement, et ne recèlent ainsi pas les mêmes profits de légitimité.

La domination d’un rapport éthique au rap et au r‘n’b

19Tout comme ont pu l’observer Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez (1999) ou encore Fanny Renard (2011) au sujet de la lecture, le rapport au rap et au r‘n’b qu’on trouve le plus couramment chez les jeunes enquêtés est un rapport qu’on pourrait définir comme éthico-pratique, pour reprendre le terme employé par Bernard Lahire (1993). L’appréhension pratique de la musique est commune à beaucoup de genres chez les jeunes – et vraisemblablement chez beaucoup d’auditeurs : ces derniers repèrent des musiques qui remplissent plus ou moins efficacement des fonctions, et notamment des fonctions sociales et corporelles : faire danser, permettre de « délirer entre potes », « s’ambiancer », des musiques qui « font bader » ou qui motivent, qui « vont bien » pour s’endormir, draguer ou faire ses devoirs.

« Le rap U.S., on met ça dans la sono quand on joue au basket, ça motive quoi, en plus comme on entend bien les basses derrières, ça va bien avec le dribble donc ça va, ça passe. Et comme on aime tous cette musique-là, on chante, on rigole. » (Stephano, 1ère S, mère employée de commerce et père commerçant, deux parents non bacheliers)

20Mais ce qui caractérise le rap et le r‘n’b, y compris par rapport à d’autres musiques populaires contemporaines plébiscitées par les adolescents, c’est l’importance de l’appréhension éthique. Plus notable encore : celle-ci est mobilisée à la fois par les amateurs comme par les détracteurs de ces musiques pour justifier leurs goûts et leurs dégoûts. Les « prises » à cette appréhension éthique sont notamment les paroles des chansons, l’attitude et l’apparence physique des artistes, telles qu’elles transparaissent dans les clips, les interviews, etc.

  • 9 On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit de la version la plus légitime de cette appréciation éth (...)

21Les jugements moraux proposés par les enquêtés, amateurs comme détracteurs (potentiellement des mêmes musiques), concernent massivement la violence, la vulgarité, le sexisme, le respect des stéréotypes de genres ou l’authenticité. Plusieurs études ont déjà insisté sur la manière dont beaucoup d’amateurs de rap évaluent l’offre musicale à l’intérieur de ce style par « l’authenticité » dont font preuve les artistes dans leurs textes (Molinero, 2009) : ceux-ci doivent décrire leur « vraie » vie et doivent dire quelque chose de véritable et/ou d’utile sur leur environnement social, économique, politique, etc. Les artistes sont souvent d’autant mieux jugés que les textes sont vus comme moralement valides de ce point de vue. Mais cette prise de l’authenticité du texte, qui concerne particulièrement la réception du rap en français, n’est qu’un aspect du rapport éthique qui domine les appréhensions ordinaires des jeunes auditeurs9.

22Tout d’abord parce que, comme le souligne Eric Darras (2003), le sens donné au chant ne se limite pas aux « messages » véhiculés par le texte, mais se base également sur les manières de chanter, qui constituent en quelque sorte une forme de paratexte sujet à interprétation :

« Les trucs où c’est les filles qui sont en train de miauler là, “dans ma cité” et tout, des trucs comme ça, je trouve ça nul quoi. Ça n’a pas d’intérêt. » (Quentin, 1ère ES, mère agent d’accueil dans une Maison pour tous, non bachelière et père cadre en entreprise, bachelier)

23Ainsi, pour les enfants des milieux populaires, les réceptions du rap et du r‘n’b sont particulièrement marquées par des formes d’identifications genrées. Le risque de dévirilisation pour les garçons est particulièrement important, comme pour d’autres pratiques culturelles (Pasquier, 2005 ; Clair, 2008 ; Détrez, 2011). Ils sont donc attentifs à tous les éléments, textuels, mais aussi physiques, vestimentaires, de vie privée etc. qui permettent de savoir si l’écoute de l’artiste ne met pas en jeu une perception et un affichage de soi comme « vrai garçon ». Ainsi, ce lycéen affirme apprécier le r‘n’b, mais seulement dans une version ne mettant pas en péril cette image de soi (par opposition aux artistes r‘n’b appréciés par sa sœur renvoyant pour lui au féminin) :

« Ça, c’est le lecteur mp3 de ma sœur, je lui ai braqué, quoi ! Et y’a encore quelques-uns de ses titres à elle. [Et du coup tu les écoutes aussi ?] Non ! [Elle, c’est plutôt quoi alors ?] Chanteuses r‘n’b, des filles qui traînent en mini-jupes et tout ça là. [...] Matt Houston, c’est grâce à lui que le r‘n’b en France a commencé à être pris au sérieux. Il avait fait r‘n’b de Rue, où est-ce qu’il disait que le r‘n’b c’était une version de rap, du rap mais en plus doux, mais ça vient de la rue ! C’est pas un truc de pédales, normalement. » (Karim, Term Bac Pro, mère télé-conseillère, niveau CAP)

24À l’inverse, l’affichage d’une virilité exacerbée ou d’une féminité trop entièrement émotionnelle ou sexuelle peut poser un problème éthique à une partie des auditeurs et des auditrices. Cet aspect peut être mobilisé pour justifier auprès de l’enquêteur le dégoût inspiré par certains artistes. Les enquêtés peuvent alors s’appuyer autant sur l’attitude de ces derniers que sur celle de leur public supposé :

« Maintenant, le rap de cette génération, bah c’est horrible. Les paroles c’est déplacé, c’est... c’est les filles, les voitures, alors que dans les années 80, c’était vraiment... J’sais pas, on prend du plaisir à écouter. Alors que là, maintenant, c’qu’on aime écouter... ‘fin non, c’qu’on veut surtout voir, c’est les clips : “Roh elle est bien gaulée, celle-là”. Ouais, cool ! (d’un ton affligé) » (Mélanie, 3ème, mère publicitaire free-lance, diplômée du supérieur, père assistant de sa mère, bachelier)

25La prise de distance éthique avec certains artistes va donc régulièrement se doubler dans les propos de ces enquêtés d’une distinction avec celles et ceux qui adhèrent aux postures morales condamnables. Il n’est donc pas surprenant de voir que ce sont avant tout des adolescents de milieux supérieurs qui, à l’image de ce que décrivait Pascal Duret à propos des jugements de beauté physique (1999), émettent les jugements les plus négatifs à l’encontre de celles et ceux qui mettent le plus en avant une féminité ou une virilité exacerbée.

« J’ai des préjugés aussi, hein... si on m’file un lien YouTube avec une image d’un type qui fait l’beau, le dur euh, je vais même pas cliquer. C’est un peu l’problème que j’ai par rapport au hip-hop, tout ça...c’est qu’y a d’la bonne musique, mais j’connais pas assez pour trouver les trucs qui m’intéressent. Si tu veux découvrir comme ça...souvent, c’est les clips. Toujours les mêmes, avec les femmes en p’tites tenues, comme si y avaient vraiment b’soin d’ça ! C’est une logique commerciale (ton dégoûté). Du coup, j’connais des gens qui connaissent vraiment bien, qui peuvent me faire découvrir les bons trucs. » (Stanislas, 1ère ES, mère employée fonction publique, études supérieures, père artisan, niveau lycée)

Les manières esthétiques de découvrir, évaluer et écouter caractéristiques des auditeurs dotés en capital culturel

  • 10 On pourrait arguer qu’un critère comme le flow est aussi mobilisé dans les appréhensions populaires (...)

26Les extraits d’entretiens de Mélanie et Stanislas montrent pourtant bien que certains détracteurs ne condamnent pas nécessairement l’ensemble du genre par ce jugement éthique. Ils peuvent s’appuyer sur celui-ci pour exclure a priori ou a posteriori l’offre vue comme la plus médiocre dans une logique sélective. On voit particulièrement ce cas de figure chez les enquêtés les plus dotés en capital culturel, que ce capital soit hérité par des transmissions familiales, scolaires, amicales, ou autre. En adoptant un rapport à la musique caractéristique de l’éclectisme éclairé (Coulangeon, 2003), ils essayent de « trier le bon grain de l’ivraie ». Pour ce faire, si la disqualification peut relever du registre éthique, le jugement positif est produit sur un registre esthétique. Ces enquêtés peuvent, comme Stanislas, construire des manières de découvrir basées sur la confiance en l’expertise musicale des prescripteurs (des gens « qui s’y connaissent ») plutôt que sur le succès populaire ou médiatique, par exemple. Ils mettent également souvent en avant les critères purement artistiques dans leurs manières d’évaluer les rappeurs, et pour distinguer les « bons » des « mauvais ». Comme le propose Stéphanie Molinero (2009), on peut utiliser comme indices de ce rapport esthétique l’intérêt porté à des aspects formels comme le flow ou « l’instru », deux dimensions davantage mobilisées par les amateurs de rap issus de milieux favorisés10 par rapport aux supports du jugement d’ordre fonctionnel ou éthique.

  • 11 Par exemple, parmi les lycéens rhônalpins citant le rap comme genre « préféré » ou « écouté souvent (...)

27Nos enquêtes révèlent aussi que les auditeurs les plus dotés en capital culturel ont plus de chances de se rapprocher du format album (vs. les singles diffusés à la radio), de vouloir posséder leurs albums préférés en version originale et de les écouter sans rien faire d’autre11. Autant de manières d’écouter qui sont censées maximiser le plaisir esthétique de l’écoute, aux yeux des amateurs.

« J’me suis mis à acheter des disques depuis l’année dernière, parce que j’voulais écouter dans ma chambre. [...] P’is bon, y’a aussi...le fait que t’as l’CD quoi, c’est authentique ! […] J’veux dire, l’artiste il a mis des trucs dedans, c’est plus significatif d’avoir l’album, c’est une période de la vie de l’artiste. […] J’ai un CD d’NTM qu’est sorti en 91, c’est leur premier. Bon, c’est...c’est difficilement très appréciable il sous-entend : car difficile d’accès. C’est des musiques que t’as plus en CD que sur ton mp3. Genre sur ton mp3, euh...t’essayes plus d’avoir des musiques qui bougent, qui vont t’mettre de bonne humeur ou quoique ce soit. NTM, c’est plus un truc que tu vas mettre euh... sur ta chaîne. [Tu l’écoutes différemment, t’as l’impression ?] Ouais ! P’is t’apprécies mieux, j’trouve ! Quand t’es avec ton mp3 par exemple dans l’bus, t’es pas vraiment sur la musique, c’est pour combler un peu euh... le fait que tu sois seul. » (David, 1ère ES, parents diplômes supérieur au bac)

28On peut toutefois remarquer que les appréhensions esthétiques du r‘n’b étaient beaucoup moins fréquentes chez nos enquêtés. Le fort caractère féminin du genre et l’absence relative d’intermédiaires militant pour la reconnaissance d’une qualité proprement artistique au genre (à travers une histoire de l’art, des critiques spécialisées, etc.) expliquent sans doute qu’un rapport esthétique « légitime » soit encore difficilement envisageable pour les auditeurs.

L’approche esthétisante du rap : un rapport à la musique associé à des profits de légitimité et validé par l’institution scolaire

  • 12 C’est le cas du jazz, par exemple (Roueff, 2013). Concernant le processus de légitimation possible (...)

29L’étude socio-historique de l’évolution des genres musicaux montre que la prise de position d’intermédiaires (médias, institutions…) pour défendre la supériorité d’une appréhension esthétique de ces genres, à travers notamment des manières de les évaluer, de les écouter ou de les catégoriser est une étape essentielle pour qu’ils puissent se légitimer dans le temps. L’assimilation d’un genre à une qualité (et une appréhension) esthétique permet le développement d’une véritable légitimité culturelle, au sens ou elle dépasse le cercle des amateurs pour devenir une croyance globalement partagée par l’ensemble du monde social12.

30Nos données permettent de souligner, au-delà d’une simple distinction entre les rapports à la musique des auditeurs, le profit de légitimité (Bourdieu, 1979) que donne cette appréhension plus esthétique du rap. Tout d’abord, celle-ci est présentée dans les entretiens comme le fruit d’une évolution positive dans la carrière d’auditeur. Le fait de s’être détaché de certaines sources de découverte (Skyrock, notamment), d’avoir appris à catégoriser « correctement » les artistes, de les situer dans l’histoire de l’art, etc. est toujours raconté comme une amélioration de soi. Comme le remarque Bernard Lahire (2004), comment ne pas voir alors comme « inférieurs » ou « moins avancés » les pairs qui ne manifestent pas une telle « évolution » ?

« [Y’en a qu’aiment bien ce côté-là (on parle de la mise en avant de la virilité et de la richesse économique dans les clips de rap, aspects qui dégoûtent beaucoup Stanislas) ?] Ouais ben...ouais, les ados, oui, certainement ! [...] [Tu dis souvent “les ados”, “eux”, etc. Toi t’es un peu en dehors des ados, t’as l’impression ?] Nooon... ’fin... j’en sais rien, mais... c’est vrai que... j’ai tendance à trouver qu’y’en a quand même beaucoup qui sont assez...euh...assez bêtes quoi ! » (Stanislas, 1ère ES, mère employée fonction publique, études supérieures, père artisan, niveau lycée)

31Ensuite, il est d’autant plus facile pour ces adolescents de voir ce rapport au rap comme une évolution positive (et « supérieure ») qu’ils peuvent commencer à s’appuyer sur la validation d’institutions telles que l’école.
Si le rock est considéré depuis peu dans les programmes scolaires comme un genre qui a toute sa place en classe de musique, les autres styles musicaux emblématiques des préférences musicales juvéniles – et notamment le rap, le r‘n’b et la techno – ne font l’objet d’aucune mention précise dans les programmes. La seule exception se trouve dans le programme de 2008, qui mobilise un artiste de « human beat box » dans un texte d’accompagnement.

32Les programmes les plus récents incitent en revanche les professeurs à utiliser des « musiques populaires » et des « chansons contemporaines ». Les enseignants qui veulent se saisir des musiques hip-hop dans ce cadre peuvent donc vraisemblablement le faire. Mais pas n’importe comment : il s’agit de permettre aux élèves d’aborder ces musiques par leurs formes musicales, de parvenir de passer d’un jugement « à chaud », sensible et corporel à un jugement « à froid » (Lahire, 2004), analytique et armé de quelques catégories savantes, repères historiques, etc. On retrouve dans ce processus une volonté de transmission de la disposition esthétique telle que décrite par Bourdieu, par la rationalisation de celle-ci.

33Certaines observations de cours de musique ont permis de voir ces processus à l’œuvre. Concernant les musiques hip-hop, il est notable que les enseignants observés choisissent des artistes qu’ils catégorisent dans le « slam », plutôt que dans le rap. Plusieurs éléments permettent de comprendre la récurrence de ce choix. Tout d’abord, les enseignants peuvent travailler avec les élèves sur la filiation revendiquée par certains artistes de slam avec la chanson française – manière d’esthétiser ce genre en l’inscrivant dans l’histoire de la musique – ce dont ils soulignent l’intérêt pédagogique :

« On écoute du slam, donc les deux primés des Victoires de la musique, Abd al Malik, Grand Corps Malade, avec les 6ème et les 5ème, et c’est un pont merveilleux, notamment, là, dans l’article, ils le disent (elle me montre sur le bureau de la classe une interview des deux artistes qu’elle a manifestement découpée dans le journal), leurs sources d’inspiration, c’est Aznavour, Brel » (Caroline, 33 ans, professeure de musique d’un collège ZEP parisien)

  • 13 À titre d’exemple, Abd Al Malik, lors de la sortie de son deuxième album en 2006, a reçu la note ma (...)

34En outre, les artistes mobilisés sont aussi à l’époque ceux dont la consécration est la plus assise, ce qu’on peut observer à travers des indicateurs comme la critique musicale ou encore les prix qui leur ont été décernés. Durant la période de l’enquête, Grand Corps Malade et surtout Abd Al Malik13 constituent des choix rencontrés dans plusieurs des classes observées, à la fois donc comme appâts censés intéresser les élèves et les amener vers des registres de musiques plus légitimes mais aussi comme supports pour aborder l’aspect formel de la musique :

« En ce moment, on travaille sur la musique qui a été composée par Gérard Jouannest dans l’album d’Abd Al Malik, donc c’est un album de slam. J’me sers de ce qui marche en ce moment pour aborder les exemples purement techniques. Voilà, comme des marches harmoniques, la tonalité, par exemple. » (Julien, 36 ans, professeur de musique agrégé d’un collège ZEP parisien et pianiste professionnel)

35La description de cette activité montre que les modes d’écoute donnés à voir aux élèves sont là aussi caractéristiques d’une approche esthétisante du rap. Ainsi, l’enseignant centre la présentation du morceau sur l’Auteur (ici, le compositeur) et la mise en avant des filiations de l’artiste hip-hop avec la chanson française – Gérard Jouannest étant un pianiste et compositeur emblématique de la chanson française patrimonialisée. En outre, le morceau est abordé de manière à mobiliser des éléments de théorie musicale, ce qui renvoie également à une appréhension formelle et esthétique.

Conclusion

36Cet article avait deux ambitions : observer le rap et le r‘n’b à travers le prisme du public adolescent des années 2000, et construire cette observation autant par une étude de la consommation que par une analyse des modes d’appréhensions mobilisés. Cette démarche nous permet notamment de dresser deux constats. Tout d’abord, au-delà d’un effet d’âge sensible (notamment au début du collège), l’observation d’une même cohorte d’adolescents, pendant quelques années, suffit pour voir les clivages sexués et sociaux qui s’opèrent parmi les auditeurs. Le renforcement de l’ancrage populaire du rap au fur et à mesure de l’avancée en âge semble même participer à garder les filles un peu à l’écart d’un goût marqué pour cette musique. D’un point de vue d’une sociologie de la consommation culturelle, on peut conclure que la génération des années 2000, malgré le grand nombre d’auditeurs de rap et de r‘n’b qui s’y trouvent, ne permet pas de repérer un processus de légitimation par la socio-démographie des publics – plutôt au contraire. Le fort maintien des goûts de la fin du lycée pendant le reste de la vie amène plutôt à anticiper la cristallisation de la dimension populaire et genrée de ces genres musicaux, au moins pour cette génération.

37La prise en compte des schèmes d’appréciations mobilisés par les différents adolescents (amateurs ou non) permet d’observer autre chose. Si une appréhension éthique caractérise les musiques hip-hop depuis leur diffusion grand public (Hammou, 2012) et domine toujours les manières dont les adolescents perçoivent ces musiques, on voit qu’il est possible pour une partie des jeunes français des années 2000 de développer des rapports esthétiques au rap qui auraient été plus difficilement envisageables 10 ou 15 ans auparavant. Le fait de voir ce genre musical rentrer timidement dans les salles de classes des collégiens, à travers une écoute savante et analytique, caractéristique des rapports consacrés aux genres musicaux légitimes, représente un bon indice des mutations en cours. Parmi celles-ci, le développement et l’institutionnalisation de l’éclectisme éclairé comme rapport cultivé et distinctif à la musique ouvre une voie de légitimation à une partie des musiques hip-hop. Comme pour d’autres objets culturels, cette appréhension esthétique ne devient possible que si les individus ont pu, dans un contexte familial, amical, scolaire ou extra-scolaire, connaître les conditions qui rendent le rapport esthétique au monde compréhensible, mais surtout envisageable comme source de plaisir et comme profit de légitimité.

Haut de page

Bibliographie

Bourdieu Pierre (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit.

Clair Isabelle (2008), Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin.

Coulangeon Philippe (2003) « La stratification sociale des goûts musicaux », Revue francaise de sociologie, vol. 44, no 1, p. 3‐33

Coulangeon Philippe (2011), Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset

Darras Éric (2003), « Les limites de la distance. Remarques sur les modes d’appropriations des produits culturels », in Donnat Olivier (ed.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation Française, p. 231-253.

Darras Éric (1998), Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, DAG, Département des études et de la prospective.

Darras Éric (2009), Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique, Paris, La Découverte.

Duret Pascal (1999), Les Jeunes et l’identité masculine, Paris, Puf, Sociologie d’Aujourd’hui.

Eloy Florence (2012), « Apprendre à écouter la musique. Culture légitime, culture scolaire, cultures juvéniles », Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Dominique Pasquier, EHESS.

Eloy Florence (2015), Enseigner la musique au collège : Cultures juvéniles et culture scolaire, Paris, PUF.

Glevarec Hervé (2003), « Le moment radiophonique des adolescents. Rites de passage et nouveaux agents de socialisation », Réseaux, vol. 119, no 3, p. 27-61.

Glevarec Hervé & Pinet Michel (2009), « La “tablature” des goûts musicaux : un modèle de structuration des préférences et des jugements », Revue française de sociologie, vol. 50, no 3 p. 599-640.

Hammou Karim (2009), « Programmer l’ambiguïté. La médiatisation d’une pratique du rap en Français à la télévision (1987-1991) », in Pecqueux Anthony & Roueff Olivier (eds.), Écologie sociale de l’oreille, Paris, Éditions EHESS, p. 119-147

Hammou Karim (2012), Une histoire du rap en France, Paris, La Découverte.

Hammou Karim & Molinero Stéphanie (2020), « Plus populaire que jamais ? Réception et illégitimation culturelle du rap en France (1997-2008) », in Giron-Panel Caroline, Serre Solveig & Yon Jean-Claude, Les Publics des scènes musicales en France, Paris, Classique Garnier, p. 125-144.

Hennion Antoine (1993), La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié.

Lahire Bernard (1993), La raison des plus faibles : rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses universitaires de Lille.

Lahire Bernard (2004), La culture des individus, Paris, La Découverte.

Legon Tomas (2014), « La recherche du plaisir culturel. La construction des avis a priori en musique et cinéma chez le public lycéen », Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Dominique Pasquier, EHESS.

Molinero Stéphanie (2009), Les Publics du rap. Enquête sociologique, Paris, L’Harmattan.

Octobre Sylvie, Détrez Christine, Merckle Pierre & Berthomer Nathalie (2010), L’enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, Paris, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication.

Pasquier Dominique (2005), Cultures lycéennes. La Tyrannie de la majorité, Paris, Autrement.

Passeron Jean-Claude (1991), Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan.

Sohn Anne-Marie (2001), Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette Littératures.

Viale Amandine (2009), « Les enjeux de la programmation et la diversité musicale au sein des radios commerciales françaises NRJ, Fun Radio, Skyrock, Virgin Radio et RTL2 », Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication sous la direction de Bernard Miège, Université de Grenoble 3.

Haut de page

Notes

1 C’est cette approche qui caractérise notamment l’essentiel des études statistiques sur les pratiques culturelles des français et des analyses qui s’appuient, même partiellement, sur ces enquêtes (celles d’Olivier Donnat (1998, 2009), Philippe Coulangeon (2011), Hervé Glevarec (2009, avec Michel Pinet)

2 Selon Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, celles-ci désignent « les accès qu’offrent les objets aux acteurs et dont ils se saisissent » (1995, cités par Hennion et al., 2000 : 108). Concernant l’écoute musicale, il s’agit d’identifier les aspects concrets d’un morceau par lesquels l’auditeur se saisit (ou se dessaisit, dans le cas des « déprises » sur lesquels s’appuient le dégoût) de ce dernier.

3 La validité des résultats présentés sont limités à cette période spécifique des années 2000 et donc à un état donné du champ de production culturelle et de l’offre médiatique concernant le rap et le r‘n’b. La morphologie des publics et l’audience accordée au genre rap notamment a considérablement évolué (avec entre autres une part d’auditeurs plus importante de ce genre dans la population française) dans les années 2010 et seule l’analyse des futures enquêtes de publics permettront de l’évoquer.

4 Les premiers se caractérisent par l’attention à la fonction des biens culturels (fonction pratique ou éthique) alors que les seconds se caractérisent par l’attention à leur forme esthétique.

5 Les enquêtés étaient invités à préciser leurs genres préférés, pouvant choisir autant de réponse qu’ils le souhaitaient dans la liste ci-dessus (des regroupements ont été opérés a posteriori : musique classique et opéra et rap et hip-hop)

6 L’adolescence coïncide ainsi avec le « moment radiophonique » (Glevarec, 2003) récurrent dans les carrières d’auditeurs des jeunes enquêtés. Des stations comme Skyrock voient une arrivée massive d’auditeurs au moment du collège, puis un déclin très rapide de l’audience dès la fin du lycée. Pour les adolescents des années 2000 comme pour ceux des années 1960 qui écoutaient « Salut les Copains » sur Europe 1 (Sohn, 2001), ces médias sont les seuls capables de faire connaître les mêmes artistes, à tous, en même temps. À noter que, hier comme lors de notre enquête, ces médias sont essentiellement des médias dits « commerciaux » (Viale, 2009), qui mettent en avant le divertissement, le succès populaire et/ou visent explicitement un public jeune. Ils sont donc bien distincts des radios, émissions de télévision ou magazines « culturels » légitimes de leur époque. Dans le courant des années 2000, ces derniers ne diffusent d’ailleurs pas ou très peu de rap et de r‘n’b.

7 L’indicateur de l’origine sociale dont nous faisons usage ici est une variable de synthèse entre la PCS du père et la PCS de la mère, chacun des deux parents relevant d’un des trois groupes de professions : les classes supérieures (cadres et professions intellectuelles supérieures et les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés) ; les classes moyennes (artisans, commerçants, professions intermédiaires et agriculteurs) ; enfin, les classes populaires (ouvriers, employés et inactifs). Pour chaque enfant du panel, on a retenu la PCS la plus élevée au sein des deux parents (dans une phase d’exploration, on a néanmoins gardé les deux informations ce qui aboutissait à six catégories regroupant toutes les possibilités de combinaisons entre les PCS des deux parents).

8 Sur l’intérêt d’utiliser le diplôme de la mère comme indicateur statistique pour mesurer l’effet de l’origine sociale sur les pratiques culturelles des adolescents, voir Octobre et al, 2010. Les auteurs identifient cette variable comme particulièrement explicative des distinctions sociales entre les adolescents. Cela s’explique à la fois par le fait que le niveau de diplôme est l’indicateur statistique le plus proche de la notion de « capital culturel », et par le fait que la mère est, dans les interactions familiales, plus souvent en position que le père de transmettre ce capital culturel.

9 On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit de la version la plus légitime de cette appréciation éthique du rap, qui peut être mobilisée par la presse spécialisée rap ou plus généralement culturelle. Chez les jeunes auditeurs rencontrés, cette version de l’appréhension éthique prend une forme plus ou moins politisée qui va de l’attente d’un récit véritable sur « la vie des cités » (cas le plus courant) à, plus rarement, la mobilisation de textes « conscients » comme appuis à une forme d’éducation politique. Néanmoins, c’est un registre qui a pu, au début du rap français, limiter la reconnaissance du rap comme courant musical à part entière pouvant être appréhendé sur un registre purement esthétique (Hammou, 2009).

10 On pourrait arguer qu’un critère comme le flow est aussi mobilisé dans les appréhensions populaires du rap, dans le cadre des battles par exemple. Mais ces dernières sont justement un exemple de comment un critère formel peut être mobilisé pour son efficacité à remplir une fonction (gagner la battle, impressionner l’adversaire, le public et le jury par la rapidité du débit, etc.).

11 Par exemple, parmi les lycéens rhônalpins citant le rap comme genre « préféré » ou « écouté souvent », presque 60 % de ceux dont la mère a un diplôme supérieur au bac préfèrent avoir les versions originales des albums de leurs artistes préférés, contre 36 % des amateurs de rap dont la mère a un diplôme inférieur au bac.

12 C’est le cas du jazz, par exemple (Roueff, 2013). Concernant le processus de légitimation possible en cours du rap, on pourrait citer comme exemple la prise de position des médias rap spécialisés sur le cas Manau (Hammou, 2005).

13 À titre d’exemple, Abd Al Malik, lors de la sortie de son deuxième album en 2006, a reçu la note maximale par la critique de Télérama et deux Victoires de la musique.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Évolution des goûts musicaux de la fin de l’école primaire au lycée.
Légende Source : DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2010. Base = enquêtés déclarant écouter de la musique au moins une fois par mois et ayant au moins cité un genre musical apprécié5.
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/8603/img-1.png
Fichier image/png, 83k
Titre Figure 2 : Variété des modalité d’appréciation du rap suivant le sexe et l’origine sociale
Légende Source : Enquête M’Ra! 2009-2010 “Diplômés” = la mère du répondant ou de la répondante a un diplôme supérieur au bac. “Non-diplômés” = la mère du répondant ou de la répondante a un diplôme inférieur au bac.
URL http://journals.openedition.org/volume/docannexe/image/8603/img-2.png
Fichier image/png, 72k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Florence Eloy et Tomas Legon, « Les formes de distinction parmi les jeunes auditeurs de rap et de r‘n’b : d’une sociologie de la consommation à une sociologie de la réception »Volume !, 17 : 2 | 2020, 167-183.

Référence électronique

Florence Eloy et Tomas Legon, « Les formes de distinction parmi les jeunes auditeurs de rap et de r‘n’b : d’une sociologie de la consommation à une sociologie de la réception »Volume ! [En ligne], 17 : 2 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/volume/8603 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.8603

Haut de page

Auteurs

Florence Eloy

Florence Eloy est maîtresse de conférences à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre de l’équipe CIRCEFT-ESCOL. Ses travaux portent sur la médiation culturelle envers les enfants et les adolescents, envisagée au sens large comme toute la chaîne qui relie production et réception culturelle. Ils questionnent en particulier le rapport entre cultures enfantines et juvéniles et culture institutionnelle, ainsi que le renouvèlement des hiérarchies culturelles.

Tomas Legon

Tomas Legon est docteur en sociologie de l’EHESS. Il a particulièrement étudié la construction et l’actualisation de rapports à la culture chez les adolescent·es, leur manière de s’orienter dans les marchés culturels, ainsi que la façon dont les institutions publiques essaient de transformer ces rapports à la culture. Ses travaux s’intéressent plus globalement aux conditions sociales qui rendent plus ou moins possible pour les individus d’envisager certains modes de vie.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search